LE JUS DE BARON

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« Un jus, patron, et que ça saute ! lança-t-il avec aplomb en s'affalant sur le comptoir comme on dérape quand le coude glisse sur le rebord de la baignoire.

– Quel vent sinistre et incompétent vous amène dans mon humble établissement Pontbleu ? s'enquit le maître des lieux dont la physionomie rappelait furieusement quelqu'un à Pontbleu.

– Oh, la petite soif du matin. Ça s'écoule bien, cette gnôle, à ce qu'on dit ? Y a quoi dedans ?

– Recette secrète de la maison. Je ne peux rien vous dire sur les dosages, mais dans l'ensemble, c'est de l'essence de fenouil légèrement anisée, avec un extrait de salsepareille. En quoi ça vous intéresse, d'ailleurs ?

– Le coup de la statue a l'air d'avoir bien avancé votre commerce, hein ? dit Pontbleu en faisant un clin d'œil complice au lecteur avisé. Je parie que le prix du jus a triplé depuis quelques jours, je me trompe ?

– Arrêtez tout de suite vos sous-entendus vaseux, Pontbleu. Contrairement à la mère Choubère avec ses têtes d'Empoigne, je n'ai pas attendu le lendemain de la décapitation pour inventer mon jus, moi ! Cette boisson est une institution dans cette ville depuis de nombreuses années, tout le monde ici vous le dira. Vous avez une savate dans la barbe, Pontbleu.

– J'ai dû oublier l'autre à la maison, plaisanta Pontbleu pour noyer le poisson. Et au fait, il y a un dénommé Rudon Cherloute qui vient lever le coude chez vous, de temps en temps ?

– Cherloute ? Oui, tous les jours, quand il se lève, vers les onze heures. Vous ne pouvez pas le rater. Alors, il est comment, ce jus ?

– Goûtu, mentit Pontbleu qui avait autant l'habitude de l'alcool que du tabac, et avait en prime une sainte horreur du fenouil.

– Trêve de salades, si vous voulez en savoir plus, allez cuisiner la mère Choubère. Elle y trouve son compte, dans cette histoire. Et puis elle n'arrête pas de clamer à qui veut l'entendre qu'elle a des photos de la vraie tête du Baron Empoigne dans son satané buffet.

– À propos de tête, la vôtre me rappelle quelqu'un, vous ne sauriez pas qui, par hasard ?

– Foutez-moi le camp, Pontbleu, ou c'est mon pied que vous vous rappellerez où je pense. »

Sorti en trombe pour échapper à la vindicte du tenancier courroucé, Pontbleu se félicita de ce que personne n'eût songé à lui faire payer son jus, et ayant oublié son briquet dans son autre imper, entreprit de s'allumer une clope en frottant deux cailloux l'un contre l'autre.

« Tout le monde a des squelettes dans le placard, dans ce foutu patelin. On est pas sorti de l'auberge. Il y a quelque chose de pourri à Moncornet, et c'est pas seulement les croquedouilles. Allons voir si la mère Choubère a des squelettes intéressants dans son fameux buffet », vous dit-il en vous regardant droit dans les yeux.

Micmacs à MoncornetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant