MON COR NEZ

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« Mais enfin, Pontbleu ! Un cèdre du Liban, vous vous rendez compte ? Vous imaginez combien ça a coûté à la municipalité de le faire venir jusqu'ici ? Ils ont même dû faire venir un jardinier libanais pour le planter correctement !

– Parlons peu, parlons bien, abrégea Pontbleu en balayant la vindicte de Jean-Branlin Blaboet d'un revers de clope, qu'avez-vous à m'apprendre sur cette statue ?

– Et évitez de poser vos godillots crottés sur cette table basse qui date de l'époque du Consistoire, vous ne savez pas combien je l'ai payée ?

– Bon, bref, accouchez un peu, j'ai pas toute la journée, mentit Pontbleu en s'affalant un peu plus dans le canapé Régis II et en déplaçant ses pieds vers un guéridon du règne de Bérenger Ier.

– Que voulez-vous savoir, au juste ? soupira Jean-Branlin au bord de la syncope.

– Justement ce que je ne sais pas, finauda Pontbleu qui aimait jouer avec les nerfs des emmerdeurs. Tenez, commencez par m'expliquer le symbolisme de ce monument, et son histoire.

– Si vous insistez, répondit Blaboet en tirant un écran de toile et en fermant les rideaux pour lancer un diaporama pendant que le mégot de Pontbleu faisait un petit trou cendré dans le revêtement séculaire du canapé. Pour commencer, vous voyez sur cette diapositive le socle, sur lequel figure, gravée dans cette plaque de cuivre, la devise ancestrale des Barons de Moncornet, dont l'invention est attribuée au Baron Empoigne : « Mon cor nez de cette terre ».

– Super, bâilla Pontbleu qui s'emmerdait déjà.

– À noter que cette devise elle-même est source de polémique, car en effet, l'orthographe n'étant pas encore fixée au Moyen-Âge, on peut interpréter les mots de diverses façons. Par exemple, on ignore si le Baron (à présumer qu'il soit bien l'auteur de cette phrase) parle de son corps ou de son cœur, cor signifiant « cœur » en latin, langue dont le parler vernaculaire de l'époque était encore très proche. Il y en a même qui soutiennent qu'Empoigne, grand amateur de chasse à courre, fait en réalité référence à son cor de chasse.

– Sérieux ? demanda Pontbleu qui avait réussi à mettre la main sur un paquet de chips au persil.

– Difficile ensuite de s'accorder sur le sens du terme « nez », qui peut être aussi bien le participe passé du verbe naître que la forme négative du verbe être, de sorte que certains pensent que le Baron exprimait ainsi son attachement au terroir (« mon cœur / corps / cor né de cette terre »), alors que d'autres y voient une allusion à ses origines potentiellement étrangères voire à sa forte spiritualité (« mon cœur / corps / cor n'est de cette terre »). Vous avez des chips dans la barbe, Pontbleu.

– Et si « nez » voulait tout simplement dire « le nez » ? demanda Pontbleu pour faire diversion, car il venait en effet de trouver dans sa barbe, non des copeaux de chips comme il l'aurait cru, mais plusieurs chips entières.

– Ne dites pas d'obscénités, Pontbleu. Nous disions donc que certains petits pervers vont jusqu'à sous-entendre que le Baron Empoigne n'était pas originaire de Moncornet, les plus déviants prétendant même qu'il serait né à Cornemont, fils de la sorcière avec laquelle couchait de temps à autre le fondateur de ce patelin de dégénérés, le Duc Léüse. D'autres encore interprètent le « n'est de cette terre » comme le mot d'un démiurge qui se croyait au-dessus du monde et de ses lois.

– Comme le charlot qui lui a piqué sa tronche, dit Pontbleu en retirant encore une branche de persil de sa barbe.

Micmacs à MoncornetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant