3 - Lettre

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Le 17 Octobre, 17h25

Maxine,

Le ciel me rappelle tes yeux. Bleu aux reflets gris, immense et infini. J'ai passé l'après-midi rivée à lui, assise sur l'herbe haute du jardin. Le froid a fini par me faire rentrer.

Ce midi maman est passée, elle avait apporté un gratin. Je me suis donc forcée à recommencer à manger. « Ne te laisse pas mourir, Lou ! À quoi ça servirait ? Tu penses qu'elle serait heureuse de te voir te rendre malade comme ça ? » Bien sûr que non, tu n'en serais pas heureuse. Or, tu n'es pas là pour me voir me rendre malade comme ça, alors à quoi bon ? Au fond, je sais qu'elle a raison. C'est juste que... je ne ressens plus grand-chose, je suis tellement déconnectée du réel que je ne sais plus de quoi j'ai besoin ou non. T'écrire est l'unique occupation qui me permette de mettre de l'ordre dans ma tête.

Peut-être qu'essayer de me remettre à écrire pourrait aussi m'aider. J'ai des centaines de personnages en tête. Ils y sont depuis très longtemps, depuis que j'ai arrêté d'écrire à cause du boulot qui dévorait mon temps. Ils méritent leurs histoires, ils ne servent à rien en dehors, tout seuls. Je devrais me mettre à prendre soin d'eux.

Il y a Jérôme, un homme grand, brun, au sourire farceur, 34 ans, professeur des écoles. Il a voulu faire ce métier pour rendre fiers ses parents, et cela n'a pas raté. Pourtant il déteste ce qu'il fait. Tout le monde le croit heureux, il passe sa vie à mentir. Il joue son rôle à la perfection ; il ferait un excellent acteur.

Il y a Nina, jeune adolescente de 13 ans dans un monde de magie, qui ne comprend pas pourquoi elle ne développe aucun pouvoir. Elle se sent inutile, seule et sans but.

Il y a Jonas, 77 ans. Il se teint les cheveux afin de paraître plus jeune. Il a peur de vieillir, et craint plus que tout la mort. Il a conscience que dans quelques années – une dizaine, une vingtaine au maximum – il mourra. Le fait de ne plus exister l'effraie à un point inimaginable.

Enfin il y a Jin, 18 ans, qui découvre avec émerveillement grâce à internet qu'il n'y a rien de bizarre à ne s'être jamais senti ni homme ni femme, que le genre n'est pas binaire. Iel communique avec d'autres personnes aux ressentis similaires et apprend qu'il existe des mots désignant ce qu'iel est, auxquels iel peut s'identifier.

Je vais essayer – je ne garantis aucune réussite – de les intégrer à des histoires. Si j'y parviens, j'accompagnerai mes lettres d'extraits de récits. Je sais que tu adorerais les lire. Tu te rappelles lorsque tu as retrouvé mon tout premier roman, écrit alors j'avais à peine 20 ans ? Il était pitoyable, et nous en avions ri pendant des heures. Tu m'avais alors dit que, même si l'histoire était creuse et banale, mon style était déjà très présent. Tu avais réussi à me complimenter tout en restant extrêmement sincère sur la nullité de la chose. Franche, réaliste mais en même temps gentille et délicate dans ta parole et ta façon de dire les choses. C'est ce que j'aime le plus chez toi.

Ça fait presque deux semaines que tu n'es plus là, et la douleur ne passe pas. Elle continue de ronger mon corps, mes organes, mon cerveau, mon esprit, mon âme. Je ne suis pas certaine de vouloir qu'elle s'en aille, car c'est l'unique sentiment que je sois désormais capable de ressentir.

L'automne est froid en ton absence. Il a perdu ses autres caractéristiques. Ses couleurs, sa gaieté, ses contrastes, ses petits craquements ; tout. Il n'est plus rien d'autre que froid.

Je t'aime.

Lou

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