Le soir, Charles pouvait presque sentir son coeur saigner à l'intérieur de sa poitrine. Quand tout le monde fut au lit et malgré la fin de gueule de bois qui faisait vriller son cerveau, il descendit dans la cuisine et trouva une bouteille de Rhum à peine entamée. S'enfermant dans sa chambre, bien décidé à ce qu'on le laisse tranquille, il s'installa au bureau avec un livre qu'il ne lisait qu'en diagonale et entreprit consciencieusement d'atteindre l'ivresse. Il tomba dans la contemplation de la chambre à la faible lueur de la lampe de bureau, ressassant ses souvenirs, les yeux dans le vague. Il manquait beaucoup de jours de travail et espérait qu'il ne perdrait pas sa place. Le point positif était qu'il était un pianiste plus que qualifié et les musiciens de son niveau trouvaient affligeant de jouer dans un bar minable au lieu de se produire dans de grands salons huppés. Et puis son patron l'aimait bien. Tony aussi se battrait pour qu'il garde sa place.
Tard dans la nuit, alors qu'il avait perdu toute notion du temps, quelqu'un frappa doucement à sa porte. Richard entra sans un bruit, sa lampe à huile dans la main, la mine fatiguée.
"J'ai vu la lumière. Qu'est-ce que tu fais ?"
Charles leva la bouteille avec un grand sourire, celui qu'il offrait aux serveuses et aux femmes de ménage de son immeuble et qui lui valaient des verres gratuits et des boîtes de chocolat à Noël. Malgré son air semi-affamé et son regard douloureux, il avait gardé la beauté touchante qui le caractérisait. Richard s'assit sur son lit et accepta la bouteille avec joie, buvant à même le goulot.
"Dis-donc, on dirait que je suis pas le seul ivrogne ici", dit Charles en riant.
Il butait sur les mots et Richard semblait trouver cela très amusant. Une demi-heure après, ils étaient tous les deux dans le même état et riaient de bon cœur aux mauvaises blagues qu'ils s'échangeaient. Richard était allongé de tout son long sur le lit, les bras écartés.
"J'ai pas fermé l'oeil depuis trois jours. C'est possible d'avoir des hallucinations à cause de la fatigue ?
- J'en sais rien, mon vieux. T'en fais pas qu'avec tout ce Rhum tu vas dormir comme un bébé."
Richard se redressa sur les coudes, les cheveux dans les yeux.
"C'est pour ça que tu bois ?
- Je bois parce que je suis alcoolique, c'est aussi simple que ça. J'ai toujours un peu trop bu. Ça a juste empiré avec toute cette histoire, répondit Charles avec raideur. Bon Dieu, tu te souviens quand Bunny donnait mon numéro à des associations d'alcooliques anonymes et que je recevais des tracts par dizaine dans ma boîte aux lettres ?
- Oui, je me souviens. Il était terriblement cruel avec nous tous. Mais quand même, t'aurais pu y aller.
- Je l'ai fait, tu sais. Quelques temps. Je suis resté sobre, pendant plusieurs mois. Mais j'avais quelque chose à quoi me raccrocher. J'avais Camilla. Quand elle ne m'a plus adressé la parole, j'avais plus aucune putain de raison de me battre. C'est tellement facile de se laisser couler."
Il vit au fond du regard de Richard qu'il comprenait. Il comprenait véritablement, pas juste en surface comme les autres faisaient croire. Leurs regards s'accrochèrent l'un à l'autre pendant de longues minutes. Charles s'assit plus confortablement sur sa chaise et se pencha pour attraper la bouteille. Il n'y voyait pas clair. Il se servit un verre.
"Alors comme ça, Francis est marié.
- Oui, j'étais surpris aussi", dit Richard en riant. Il avait tendance à trop parler quand il avait bu, et ne se priva pas de raconter ce qu'il savait. "Je l'ai rencontrée à l'hôpital après la tentative de Francis. On l'appelle "le trou noir" : dès qu'elle entre dans une pièce la conversation tombe dans le vide."
Charles ne put s'empêcher d'éclater de rire. Il s'essuya les yeux.
"Comment est-elle ?
- Aussi jolie qu'ennuyeuse. Elle essaie de le faire arrêter de fumer.
- Bon Dieu, elle ne sait pas ce qu'elle fait.
- Il est surtout avec elle pour se cacher de ses parents. Si sa famille apprend pour son homosexualité, ils couperont les vivres dans la journée. Je ne pense pas qu'il soit heureux.
- Tu n'as pas l'air particulièrement heureux non plus.
- Je ne le suis pas. Je vis seul, mon travail est ennuyeux et je suis mauvais pour me faire des amis. Imagine ça, Judy Poovey me manque.
- Judy me détestait. Je trouve que c'était une brave fille quand même.
- Elle a été très gentille avec moi après qu'Henry soit mort."
Il lui avait apporté un sandwich comme les jumeaux aimaient : du fromage fondu avec de la confiture. Charles l'avala avec reconnaissance. Du coin de l'œil, il observait Richard boire à grandes gorgées. Il avait l'air triste. Il était le membre du groupe de qui il se sentait le plus proche. Même Camilla lui apparaissait comme une étrangère. Elle lui adressait à peine la parole et lui n'arrivait pas à soutenir son regard. Charles se sentait mal. Il se glissa sur le lit près de Richard, chose qu'il n'aurait jamais fait sobre. Ils n'étaient même pas gênés.
"Jésus, je suis saoûl."
Charles eut un rire gras. Il se tourna vers Richard avec son sourire adorable sur les lèvres. Richard eut le culot de lui demander à voix basse "Qu'est-ce que tu fais ?" alors que ce fut lui qui s'approcha pour l'embrasser avec douceur. Charles répondit à son baiser avec hésitation. Sa bouche avait la saveur chaude du Rhum et le sucré de la confiture. Cela dura plus longtemps qu'ils n'avaient prévu et Richard passa sa main dans les cheveux de son ami. Ils ne se séparèrent pas vraiment et restèrent tout près l'un de l'autre, leurs visages rouges tournés vers le plafond.
"Je ne suis pas amoureux de toi", avança Richard à voix basse.
Charles se mit à rire et lui asséna un coup dans l'épaule.
"Moi non plus. Mais ce n'était pas désagréable.
- Non", dit-il dans un souffle.
Ils s'endormirent côtes à côtes. Ce fut le dernier moment de calme qu'ils eurent la chance d'apprécier avant les événements alarmants du lendemain.
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The fatal flaw [le maître des illusions]
FanfictionHenry n'était plus de ce monde depuis quatre ou cinq ans alors. Ils avaient tous plus ou moins repris leur vie en main. Sauf Charles. À moins que jouer du piano pour des bars louches ne compte comme un plan de carrière. C'est lui qui reçut la lettre...