Charles avait froid. Son long manteau gris qui lui descendait en-dessous des genoux n'était pas assez chaud pour la saison. Il fumait à grandes bouffées volontaires, le regard rivé au sol, sans se soucier des derniers passants de la soirée qui lui coupaient la route et lançaient des obscénités quand il les bousculait avec un peu trop de force. Il n'avait qu'une envie : rentrer chez lui le plus vite possible. Son service au pub était fini, il avait joué son répertoire de Chopin pour une soirée spéciale et n'arrivait pas à s'enlever de la tête les images du film Le Pianiste, s'attendant presque à voir dérailler au loin les trains pour Auschwitz et des cadavres de juifs laissés aux rapaces sur les trottoirs.
Le patron était sympa avec lui. Une fois qu'il avait joué ses deux heures quinze, il avait des réductions sur les verres pour le reste de la soirée et souvent, il ne partait pas avant la fermeture du bar, sur le coup des deux heures du matin. Ensuite, il titubait jusqu'à chez lui et tombait raide mort sur son lit, et ce soir ne faisait pas exception. De plus, ce soir il se sentait déprimé. Son vieil ami Francis l'avait appelé. Il prenait parfois de ses nouvelles, et à chaque fois sa voix faussement joyeuse et sa façon de raconter des banalités comme s'ils ne s'étaient jamais quitté lui brisaient le coeur.
Arrivé chez lui, il eut la surprise de voir une enveloppe dépasser de sa boîte aux lettres. Il ne reçevait d'ordinaire rien d'autre que ses factures, mais là la couleur de l'enveloppe n'était pas la même. Etonné, il tira la lettre de la boîte et monta lourdement les marches qui menaient au deuxième étage. Quelques minutes difficiles à essayer d'entrer les clefs dans la serrure et il était chez lui.
Il n'aimait pas beaucoup son appartement. Celui qu'il avait avec Millie dans le Vermont était bien meilleur ; mais ici c'était le seul qu'il pouvait se permettre, New-York étant ce qu'il était, c'est-à-dire plutôt cher. Il n'avait que quatre pièces : un petit salon avec un balcon où il avait entassé tout un tas de plantes vertes que le voisin lui avait donné avant de mourir d'une crise cardiaque il y a trois mois, - elles étaient pratiquement toutes mortes, désormais, malgré toute l'application qu'il mettait dans leurs soins - une cuisine fonctionnelle qu'il n'utilisait que très peu, surtout pour entreposer ses bouteilles vides, une salle de bain en bien triste état et une chambre plutôt spacieuse, remplie à raz bord de bibelots et de choses étranges ayant appartenues à lui et sa soeur et qu'il avait récupéré par miracle après être sorti de cure.
Il s'assit sur une chaise de la cuisine pour terminer sa cigarette. Devant lui, un plat de pâtes froides datant de la veille au soir qu'il s'était promis de manger en rentrant du travail. Mais les shots de Vodka tiède et le froid avaient mis son estomac à rude épreuve et il n'avait pas faim. Il fit mine d'attraper un livre, mais ne parvenait pas à être intéressé par l'histoire. Le grec lui était dur à déchiffrer, désormais. Ses études de littérature ancienne remontaient à loin.
Il caressa l'idée d'aller au lit. Il avait besoin de prendre une douche, aussi. Seulement, son regard retomba sur la lettre qu'il avait glissé dans la poche de son manteau sans l'enlever. Ennuyé, il la retourna et la posa sur la table quand son regard buta sur l'expéditeur. Henry Winter. Avec son écriture, son adresse et tout. Charles resta quelques instants immobile avant de se lever, envoyant valser sa chaise de l'autre côté de la pièce.
"Oh, oh non, mon vieux, tu me la referas pas, cette fois. Je veux plus jamais entendre parler de cette putain d'histoire. Plus jamais, jamais !"
Son coeur battait à tout rompre. Au-dessus, le voisin frappa le sol avec ce qui semblait être un manche à balais, certainement pour lui demander de la fermer. Il essaya de rationnaliser. Peut-être était-ce seulement un morceau du testament qui ne lui était jamais parvenu, un truc par rapport à sa mort, quelque chose qu'une administration avait oublié ? Il ramassa sa chaise, se rassit, spectral. Ses mains tremblaient démesurément. Tout ce qu'il avait envie de faire, c'était appeler Francis ou Richard et qu'ils s'en occupent. Leur laisser les sales affaires, partir se coucher, décuver.
Mais la lettre lui était bien adressé à lui particulièrement ; il y avait son nom et son adresse dessus. Il partit se servir un verre dans la cuisine, retardant le moment de la lecture. Déjà, il s'imaginait le pire. Alors qu'il était en train de déchirer le papier, une idée lui vint en tête. Et si... Et s'il n'était pas mort ? C'était bien de son genre, de faire ça. Une disparition à la Sherlock Holmes. Il était tellement alcoolisé ce jour-là qu'il n'en avait presque aucun souvenir. Était-il possible que les autres aient tout inventé pour lui faire perdre la tête ?
"Non, non. C'est de la paranoïa, ça. Tu connais. La vérité. C'est ça qui compte."
Il se parlait beaucoup à lui-même. C'était souvent ce qui arrivait quand on était en colocation avec les bouteilles et la solitude.
Étrangement, à mesure qu'il lisait les mots de son ancien ami, son coeur se calmait. Rien n'était vraiment clair - après tout, c'était d'Henry dont on parlait - mais il comprenait assez pour que cela calme sa colère et sa panique. Ce n'était pas une longue lettre. Henry n'était pas du genre à s'éterniser. Las, il prit le temps de terminer la bouteille en fumant cigarette sur cigarette. Il dut la lire au moins une petite centaine de fois avant que l'alcool ne brouille sa vue de manière à ce qu'il ne pouvait plus en deviner un seul mot.
Il se leva et partit au lit, le regard vide et le coeur creux, se retenant aux murs pour retrouver le chemin de sa chambre.
VOUS LISEZ
The fatal flaw [le maître des illusions]
FanfictionHenry n'était plus de ce monde depuis quatre ou cinq ans alors. Ils avaient tous plus ou moins repris leur vie en main. Sauf Charles. À moins que jouer du piano pour des bars louches ne compte comme un plan de carrière. C'est lui qui reçut la lettre...