Ce fut un trajet en voiture fort fatiguant. Charles avait du mal à tenir éveillé ("Si tu vomis dans ma voiture, je te laisse rentrer à pieds", a-t-elle dit d'une voix menaçante) et se tenait à la portière dans les virages. Camilla avait mis une mauvaise station de radio, avec beaucoup de publicités et de sketches minables avec des types lourds qui faisaient de l'humour sur les gens en fauteuil roulant. Le jeune homme gardait ostensiblement son regard fixé sur le paysage.
La maison de campagne de Francis était loin de New-York. Le Vermont lui avait manqué ; il s'en rendit compte en posant de nouveau les yeux sur les jolis paysages verdoyants, pas encore trop écorchés par la tombée des températures. Il s'endormit un moment, et se fit réveiller en sursaut par sa soeur, penchée sur le volant.
"On est arrivé. Debout."
Ils étaient les derniers à arriver. Francis et Richard étaient déjà dans le salon autour d'une tasse de thé fumante, sérieux comme des moines. Il y a longtemps qu'il n'avait pas vu Richard. Il avait l'air très fatigué, plus âgé. Charles aurait pu mettre sa main à couper que depuis qu'il avait appris la nouvelle de la lettre il n'avait pas fermé l'œil. Depuis le suicide de Henry, tous dormaient très mal, mais déjà à l'origine, Richard était un insomniaque de longue date. Son ancien ami tourna les yeux vers Camilla et lui en les entendant entrer dans la pièce. Charles put voir ses yeux s'attarder sur Camilla, avec un air qu'il ne lui connaissait que trop bien et qui n'avait pas changé malgré les années qui les séparaient ; puis le décortiquer à lui. Alors qu'il ne s'attendait vraiment pas à ça de sa part, Richard, d'habitude très réservé et avare de démonstrations affectives, se leva et l'étreignit avec force. Il fit un pas en arrière.
"T'as mauvaise mine.
- Toi même, mon vieux."
Il lui offrit une chaise et une tasse de thé. Francis était agité. Tous se sentaient très inconfortables de se retrouver ici sans Henry, et sans Bunny. La vieille époque était résolue. Tant de morts laissés sur la route. C'est presque s'ils ne se blâmaient pas eux-mêmes d'être en vie, désormais. Malgré tout ce qui les séparait depuis ces années, ils gardaient ce lien indestructible : celui du meurtre, du sang sur les mains. Charles peut-être encore plus que les autres. En plus du fermier et de Bunny, il avait le suicide d'Henry sur la conscience. Bien que tout le monde continuât de lui répéter inlassablement que ce n'était pas sa faute, il ne cessait de voir repasser en boucle le visage blanc et carré d'Henry au moment où il pressait la détente.
Il avait du mal à suivre la conversation. Richard lisait la lettre. Son visage ne laissait transparaître aucune émotion mais ses doigts tremblaient autour de son verre. Quand il eut fini, il ne dit rien, comme à son habitude. Charles aussi était silencieux. Tous deux observèrent Camilla et Francis discuter comme on regarde ses parents se disputer.
"Je n'arrive pas à croire qu'on se retrouve encore tous dans cette merde. C'est un cauchemar interminable.
- Ce que je me demande, c'est pourquoi avoir envoyé la lettre à Charles ? Sans vouloir te vexer, mais vous n'étiez pas en très bonne relation quand il est mort, ajouta Camilla, les yeux jetant des éclairs.
- Ce que je me demande surtout c'est comment Diable a-t-il eu son adresse ?
- C'est certainement un tiers qui s'en est occupé."
La voix de Francis est montée dans les aigus.
"Un tiers ? Tu crois qu'il aurait été assez stupide pour parler à quelqu'un d'autre de toute cette histoire ?
- C'est son écriture."
Tout le monde se tut et se tourna vers Charles. Il avait la tête entre les mains, l'air malade. Camilla lui demanda de répéter.
"J'ai dit que c'est son écriture, à Henry. Sur l'enveloppe. C'est lui qui a écrit mon adresse.
- Mais... commença Richard, devancé par Francis, visiblement au bord de la crise de panique.
- Mais c'est impossible. Charles, écoutes-toi parler."
Henry était mort depuis cinq ans. Hors, Charles n'habitait à New-York que depuis moins d'un an. Il plana un long silence au-dessus de la table ; un silence terrifié, mortifiant. Richard voulait visiblement dire quelque chose, mais au dernier moment se ravisa et se contenta de siroter son thé avec les mains tremblantes. Francis semblait au bord des larmes.
Il leur fallut quelques minutes pour reprendre contenance. Charles avait toutes les peines du monde à rester éveillé. Ce fut Camilla qui parla en premier. Elle gérait la situation avec froideur et intelligence.
"Je pense que c'est un faux. Quelqu'un avec un très grand talent de falsification, et qui en a après nous. Quelqu'un qui en sait beaucoup trop et qui a voulu le faire savoir.
- À qui penses-tu ?" demanda Richard. Il répondit lui-même à sa question. "Marion ?
- C'est possible. Elle a été en couple avec Bunny assez longtemps pour avoir entendu quelque chose. Surtout vers la fin, quand il pétait un peu les plombs. Néanmoins, ajouta-t-elle avec raison, j'ai du mal à l'imaginer faire une chose pareille. Elle ne connaissait pas assez bien Henri pour capter son ton avec autant de justesse."
Subitement, Charles se rendit compte de ce qui était en train de se passer. L'histoire se rembobinait, sauf qu'Henry n'était plus là et que Camilla avait pris la tête du groupe. Non pas qu'elle n'était pas à sa place - personne ne pouvait véritablement rivaliser avec le génie d'Henry, mais Camilla avait le mérite d'être bien plus encrée dans la réalité - et au contraire, elle accusait le poids des nouvelles pour tout le monde avec une force surhumaine. Charles la contempla avec affection et admiration. Il n'avait pas de mal à comprendre pourquoi Henry était amoureux d'elle. Et Richard, aussi. Mais ce pauvre garçon n'avait que si peu confiance en sa chance qu'il n'avait jamais rien tenté.
"Qui, alors ? demanda Richard. Julian ?"
Personne n'y avait pensé. C'était tellement plausible que c'en était très effrayant. Julian, qu'Henry considérait comme son propre père. Julian, qui avait fait leur éducation à tous depuis des années. Julian qui avait disparu de la circulation le jour où il avait appris pour le meurtre de Bunny.
Tous s'entre-regardèrent. Cette perspective était terrifiante. Les nerfs de Francis lâchèrent et sa tasse alla se fracasser contre le carrelage, déversant son contenu sur le sol immaculé. Personne n'eut un mouvement pour la ramasser. Richard relisait fébrilement la lettre et Camilla fixait un point sur le mur d'en face avec un sérieux exemplaire. Charles avait envie de vomir. Finalement, Richard capta son regard.
"Tu ferais mieux d'aller t'allonger sur le canapé. On dirait que tu vas tomber dans les pommes."
Il obéit sans discuter, trop heureux de pouvoir fermer les yeux quelques instants. Le canapé lui faisait l'effet d'un bateau lancé en pleine tempête. Il dut poser un pied au sol pour stopper le balancement. Même à-travers ses paupières fermées il recevait la lumière agressive du soleil de midi.
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The fatal flaw [le maître des illusions]
FanficHenry n'était plus de ce monde depuis quatre ou cinq ans alors. Ils avaient tous plus ou moins repris leur vie en main. Sauf Charles. À moins que jouer du piano pour des bars louches ne compte comme un plan de carrière. C'est lui qui reçut la lettre...