Francis était malade d'inquiétude. Il ne cessait de tourner en rond en se faisant du mauvais sang. Camilla étudiait une carte de l'Europe qu'elle avait trouvé dans le grenier et Richard, certainement le plus calme d'entre eux, lisait un livre en buvant café sur café. Apparemment, son sommeil alcoolisé ne l'avait pas reposé. Charles ne prononça pas un mot de la journée, assit dans un coin de la pièce, pressant un verre contre sa tempe pour calmer son mal de tête et observant Francis tourner comme un animal en cage. À dix-huit heures, il n'était pas encore très sobre mais parvenait à se rendre d'un point A à un point B sans tomber. Comme Richard l'avait prévu, il était tombé malade. Il n'arrêtait pas de se moucher avec grand bruit et avait l'impression que sa tête allait se fendre en deux. Camilla lui lançait des regards noirs à intervalles réguliers sans raison particulière.
L'ambiance était très tendue, et il décida de monter faire son sac avant que lui et sa soeur n'aient une autre altercation. Il avait demandé des renseignements à Richard. Pourquoi les parents de Bunny avaient appelé, que voulaient-ils ? Tout cela mettait les quatre jeunes dans une situation très précaire et inconfortable. Sérieusement, les Pays-Bas ? C'était une décision très irréfléchie, mais dans l'état dans lequel il était, Charles n'en avait que faire. Il était bien heureux qu'ils retournent à New-York, franchement.
Tous montèrent dans la voiture de Richard, - c'était Henry qui lui avait légué la sienne ; Charles avait cru faire une crise cardiaque en la voyant garée dans l'allée - laissant celle de Francis à la maison de campagne. Elle était bien trop voyante et les gens se rappelaient généralement d'une voiture comme celle-ci lorsqu'ils la voyaient passer. Comme l'avait répété Camilla, le but était de rester discret. Durant le trajet, il n'y eut pas beaucoup de conversation. Francis fumait à la fenêtre en écoutant distraitement la radio.
Comme prévu, la gare était bondée. On pouvait lire l'anxiété de Francis sur son visage et Camilla lui tenait fermement le bras, comme un jeune couple le ferait, et cela ne semblait pas beaucoup l'aider. Ce fut un trajet en train très silencieux. Après un coup de stress terrible quand la carte bleue de Francis fut refusée par la machine ("Bon Dieu, j'ai cru que c'était déjà fini. J'ai cru que ma mère m'avait vidé mon compte. Mais au bout du troisième essaie tout marchait de nouveau," a-t-il dit quand il nous a retrouvé par la suite) tout se déroula comme prévu. Richard était profondément encré dans un silence méditatif, perdu dans l'observation du paysage. Francis et Camilla parlaient avec une bonne humeur feinte d'un passage qu'ils aimaient particulièrement dans Andromaque.
"Qu'en penses-tu, Charles ? Tu ne parles pas beaucoup.
- Ça fait longtemps que je n'ai pas lu Andromaque, pour être honnête. J'ai mal à la tête."
Francis haussa les épaules et reprit le cours de sa conversation.
New-York. Les buildings perdus dans le brouillard hivernal. Les passants comme autant d'inconnus dans une équation mathématique, les taxis fantômes qui passaient en trombe en soulevant des gerbes d'eau sale sur les trottoirs. Charles était pris de quintes de toux terribles.
Tous les quatre rentraient à peine dans son petit appartement. Richard eut un regard dubitatif vers Camilla en voyant l'état déplorable de son lieu de vie mais ne fit pas de commentaire. Ils se servirent un verre, tous très tendus.
"Bon, fit Camilla en remuant son verre comme s'il s'agissait d'un vin de fine qualité. Il va falloir que tu ailles démissionner. Richard, je suppose que tu t'en es déjà occupé.
- Je ne comprends pas pourquoi je dois faire ça. Est-ce que ça ne me fera pas encore plus remarqué ?
- Si tu disparais dans la nature sans rien dire, ils vont croire que tu t'es tué en rentrant chez toi ou que tu t'es noyé ou je ne sais quoi. Dieu seul sait dans quel état tu rentres tous les soirs. C'est le moyen assuré pour qu'une enquête soit ouverte et que la police tombe sur des renseignements qu'on aurait aimé garder secrets. Tu comprends ?"
Charles acquiesça. Il devait lui accorder ceci : elle n'avait pas tord. Ils décidèrent d'aller manger quelque part pour le dîner ; le frigo de Charles étant aussi vide qu'à son habitude. Ils choisirent un joli petit restaurant français à une rue pour ne pas avoir à prendre la voiture. Charles n'avait pas faim et pour une fois personne ne le forçait à manger. Tous avaient le ventre noué comme la veille d'une représentation sur scène.
Le soir, Francis, Camilla et Richard prirent la sage décision de ne pas dépenser d'argent pour une chambre d'hôtel. Ils dormirent sur le canapé du salon et Richard par terre. Il n'avait pas l'air de s'en faire. Il avait bu beaucoup de vin au dîner, comme souvent lorsqu'il était nerveux, et ronflait comme une pierre. Charles avait du mal à dormir, même désormais rentré chez lui. Alors qu'il observait les lumières de la rue en bas par la fenêtre, on toqua à la porte très doucement. Personne ne se réveilla mais le jeune homme sursauta démesurément. Son cerveau s'emballa comme un cheval fou.
Il hésita avant d'ouvrir, terrifié à l'idée de tomber sur la police. Mais c'était seulement Tera. Elle attendait en tapant du pied, visiblement frigorifiée et de très mauvaise humeur.
"Ah, toi ici.
- Hum, oui. Je peux faire quelque chose pour toi, Tera ?
- Ce vieux homme sale à essayé de me voler argent. Je lui ai dit, Tera pas coucher pour rien, toi donner argent, mais lui rien entendre."
Charles avait du mal à connecter ses derniers neurones fonctionnels.
"Et alors, comment je peux t'être utile ?
- Toi héberger moi et enfant pour la nuit.
- Je regrette, Tera, mais il y a déjà, heu, du monde ici.
- Toi me laisser dehors avec bébé dans le froid ?
- Non, écoutes... bégaya-t-il en se frottant les paupières d'un air endormi. Si tu veux, je peux t'accompagner à l'hôtel. Demain je te paierai le bus et tu rentreras chez toi. Ça te va ? Et parle moins fort, je ne veux pas qu'on nous entende.
- Toi cacher quelque chose, garçon ?
- Rien, rien. À part quelques secrets.
- Tera connait secrets.
- Ouais, mais je ne peux pas en parler. Laisse moi porter ton gosse.
- Non, toi saoul comme tonneau. Juste amène-moi. J'ai très froid."
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The fatal flaw [le maître des illusions]
Hayran KurguHenry n'était plus de ce monde depuis quatre ou cinq ans alors. Ils avaient tous plus ou moins repris leur vie en main. Sauf Charles. À moins que jouer du piano pour des bars louches ne compte comme un plan de carrière. C'est lui qui reçut la lettre...