3 je suis comme un néon éteint

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Les jours qui suivent furent une torture sans nom pour Charles. Il avait caché la lettre derrière une plante verte, autant pour ne pas l'avoir dans son champ de vision que pour se rassurer. Il avait une peur panique des services de police. Pourtant, dans le temps il avait toujours été celui qu'ils appréciaient le plus, à qui ils emmenaient des sandwiches quand il passait la nuit en cellule de dégrisement ou quand on l'interrogeait pendant des heures sur l'affaire Bunny. Cependant il ne se débarrassait pas de sa frayeur terrible qui l'accompagnait alors partout, qu'il jouât derrière son piano au bar ou qu'il regardât un documentaire animalier à cinq heures du matin pour tromper le sommeil. 

Il lutta pour ne pas appeler Clothilde. Il en mourrait d'envie. C'était la plus mauvaise idée, la pire chose à faire dans ce cas-là - surtout que son taré de mari avait promis de lui refaire le portrait (dans des termes plus crus) s'il reprenait contact avec elle - mais il en avait terriblement envie. 

Au lieu de cela, il continua sa vie comme à son habitude. Il allait travailler, revenait en titubant sur les trottoirs gelés, passait la nuit à s'assommer de somnifères pour trouver le sommeil, ignorant le danger du mélange avec l'alcool, se levait le lendemain après-midi avec une horrible gueule de bois et recommençait encore. 

Le soir avant le jour J, celui où Camilla était sensé venir le chercher, il cessa de jouer une demi-heure avant la fin de son service. S'installant au bar avec un verre de whisky, il n'essaya pas de faire la conversation avec ses collègues. Ces derniers avaient l'habitude des périodes sombres et silencieuses du jeune homme et ne lui en tinrent pas rigueur, se contentant de lui jeter quelques coups d'œil de temps en temps pour vérifier qu'il était toujours de ce monde. Il but verre sur verre sans lever les yeux jusqu'à ce qu'il ait besoin de se tenir au bord du bar pour ne pas tomber de son tabouret. Tony dut l'aider à rentrer chez lui. Il le soutint tout au long de la longue marche qui menait à son appartement, le mit au lit et repartit sans rien dire.

Tony était un ami de longue date. Ils s'étaient rencontré au lycée et s'étaient perdus de vue pendant des années avant de se revoir à ce bar par un hasard total. Ils travaillaient ensemble depuis maintenant huit ou neuf mois. On pouvait certainement considérer qu'ils étaient meilleurs amis, ou du moins amis très proches. Il acceptait les bavures alcoolisées de Charles sans faire de commentaire et offrait son aide quand il en avait besoin. Parfois, il passait le voir avec un plat de sushis, presque certain que son ami n'avait rien dans l'estomac autre que du Rhum blanc ; ils mangeaient en discutant gaiement de littérature et de cinéma avant de partir travailler ensemble. 

Le lendemain, Charles se fit réveiller par la sonnerie agressive de son téléphone. Il fut tenté une seconde de laisser sonner dans le vide, quand il se souvint de ce qui était sensé se passer ce jour-là. Il était huit heures et demi. Il n'avait pas trop mal à la tête, certainement parce qu'il était encore très alcoolisé. Il n'avait même pas dormi quatre heures. 

"Je t'attends."

Le ton de sa voix lui brisa la cœur. Dieu, que sa sœur lui avait manqué, et la voici arrivée avec ses manières familière et sa voix si froide. Il ne dit rien quelques instants, essayant de se remettre les idées en place.

"Heu, je pense qu'il vaut mieux que tu montes. Je suis pas vraiment prêt.

- Je n'ai pas envie de monter.

- Il fait plus chaud ici, ne sois pas stupide."

Un silence. Un "très bien" et elle raccrocha brutalement. Il se laissa retomber sur son canapé, la tête entre les mains. Après ce qui lui sembla durer seulement trente secondes, Camilla tambourinait à la porte. Il alla lui ouvrir, se raccrochant au mobilier pour ne pas tomber à la renverse. 

La porte s'ouvrit sur le joli visage de sa jumelle. Elle avait pris du poids et perdu l'éclat brillant de sa jeunesse, son regard vif et intelligent semblant reposer sous une couche d'ennui et de fatigue épaisse. Néanmoins, elle portait une tenue très blanche, très propre, comme avant. Ils restèrent quelques secondes à s'observer en chien de faillance. C'était la première fois qu'ils se voyaient en plusieurs années. Charles avait à peine conscience de son allure dépravée d'alcoolique endurci, son visage rougis, ses cernes noirs, ses vêtements sales pendants sur ses maigres épaules. Un observateur extérieur n'aurait pas pu deviner qu'ils étaient jumeaux alors qu'avant, on ne pouvait pas les différencier de dos. 

Il se tenait à la porte pour ne pas tomber mais tentait de faire bonne figure. Il sourit.

"Milly.

- Charles.

- Tu m'as manqué."

Il a vu son regard, sa tentative de conserver sa dureté, mais elle ne restait pas de glace devant l'allure de son frère. Il se frotta les yeux.

"Je dois m'asseoir."

Elle entreprit de fermer la porte et le retint par la main en voyant que les murs ne suffisaient pas à le faire marcher droit. Il s'installa sur une chaise de la cuisine, l'air un peu misérable, l'observant poser les yeux sur l'état déplorable de son appartement.

"Jésus, Charles."

Il ne dit rien. Elle s'assit en face de lui, se servit un verre d'eau. Un silence ; deux pigeons se battaient sur le balcon.

"Tu as beaucoup de plantes vertes, dis moi.

- Elle sont toutes en train de mourir. 

- Tu n'as jamais su comment t'en occuper."

Camilla continuait d'observer tout autour d'elle. Ses yeux brillaient. 

"Je pensais que tu aurais adopté un chien."

Il tangua sur sa chaise. Elle le regarda d'un air désolé. Oubliées, les promesses de rancune. Les cadavres de bouteilles vides qu'il alignait par pure perversité contre le mur leur faisaient face.

"Je pensais que tu étais allé en cure. 

- J'y suis allé. Ça a bien marché pour le crack. Plus jamais retouché après."

Elle n'eut pas l'air choqué. Elle était excellente actrice. La surprise était une denrée rare à voir passer sur son visage. 

"Et toi, avec Nana ?

- Elle va bien. En fait, se reprit-elle, non, elle ne va pas bien. Elle a un cancer. Elle va bientôt mourir."

Charles accusa le coup. 

"Tu vas continuer de travailler là-bas même quand elle n'y sera plus ?

- Je suppose, oui. Je ne sais pas."

Elle se rongea un ongle.

"Et toi, alors ?

- Hum, je suis pianiste dans un bar. J'ai renoué avec Tony.

- Tony ? Le type du lycée ? Le grand metalleux avec les cheveux longs ?

- Ouais."

Il y eut un long silence gêné. Finalement, Charles se leva avec difficulté pour faire son sac. Il fit lire la lettre à sa sœur. Elle pleura un peu. Depuis longtemps elle était amoureuse de Henry. Charles n'était même plus en colère pour cela.

The fatal flaw [le maître des illusions]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant