6 quand on a plus rien à perdre

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Au matin, Francis était sur le sentier de la guerre. Camilla, qui boudait toujours son frère, tentait quand même de le faire manger un peu, tandis que Richard lisait un livre d'un air endormi. Francis faisait les cent pas autour de la table du salon en faisant des moulinets avec ses bras. 

"Il va falloir qu'on parte à l'étranger. Bon Dieu, je n'ai pas assez d'économie pour payer un aller simple pour quatre personnes jusqu'à Amsterdam ! Même si ma mère n'est plus convaincue que je me drogue derrière son dos, elle n'a presque plus rien à me donner. Qu'est-ce qu'on va faire ?"

Camilla se détourna de son frère, très sérieuse.

"Calme-toi, Francis, on ne sait même pas si cette lettre est une vraie. 

- Elle m'a l'air tout à fait véridique, dit Francis avec fureur. Et si elle dit vrai, dans une semaine nous sommes tous en prison. 

- Julian est du genre à protéger ses intérêts. Aurait-il risqué son innocence pour nous prévenir ? 

- D'un autre côté, il semble très peu probable que Bunny ai mit sur pied un processus aussi complexe pour nous coincer, tant d'années après", dit Richard avec prudence.

Les autres le considérèrent avec raison. 

"Pour le coup, je suis d'accord avec lui", ajouta Camilla.

Son frère lui répondit par un hochement de tête. Il y eut un silence contemplatif durant lequel Charles étouffa une crise de toux douloureuse. Francis disparut dans la cuisine ; on l'entendait encore bougonner dans sa barbe à-travers les murs. Soudain, le téléphone se mit à sonner, faisant l'effet d'un coup de feu au milieu du silence. Tous sursautèrent. Les yeux de Camilla cillèrent.

"Ne réponds pas", dit Richard.

C'était sans compter sur Francis, qui aurait répondu au téléphone même au beau milieu d'un incendie. Il décrocha brusquement et se tourna vers les autres, le visage tendu.

"Oh, c'est toi. Oui, oui, ça va très bien." Il se tourna dans l'autre sens, occupé à allumer une cigarette de sa main de libre. "Bien sûr, je serai rentré. Non, je ne sais pas encore." Silence. "Ecoute, il faut que j'y aille. Oui. Oui, je sais. Je t'embrasse. Je t'appellerai."

Il raccrocha. Les autres avaient les yeux fixés sur lui.

"Priscilla.

- Qui ça ?" demanda Charles.

Francis prit une chaise et s'y laissa tomber.

"Ma femme. Je lui ai dit que j'allais voir de la famille pour un enterrement. 

- Tu es marié ?

- Oui, Charles. Je suis marié", dit Francis d'une voix sèche.

Il n'insista pas plus. Tous savaient ce qu'ils pensaient mais personne ne dit rien. 

La situation était critique. Dans la lettre, très certainement de la main de Henry, il parlait d'une conversation qu'il avait eu avec Bunny peu de temps avant sa mort. Une conversation décousue, paranoïaque, certainement truffée de mensonges, caractéristique de Bunny dans ses dernières semaines. Bunny disait qu'il avait pris "les mesures nécessaires" pour qu'ils soient retrouvés par la police, même si cela devait être dix ans plus tard. Personne n'avait idée des mesures dont il parlait, mais tous imaginaient le pire. Henry disait qu'il avait prévu d'envoyer cette lettre à Charles si jamais les mesures de Bunny s'avéraient véridiques. Il y avait plusieurs facteurs inconnus dans cette histoire, des gens que seul Henry connaissait et dont il ne fournissait pas les noms pour conserver leur sécurité. "Tu ne recevras pas cette lettre à moins que ça ne soit absolument nécessaire. Je ne peux rien faire d'autre que vous prévenir, maintenant. Si tu lis ceci je suis très certainement mort depuis longtemps."

Suivaient quelques lignes d'une sollicitude peu commune venant de Henry et une citation de l'Iliade en grec, disant qu'il ne lui en voulait pas, qu'il ne devait pas se blâmer pour sa mort. Charles n'arrivait pas à savoir s'il était véritablement sincère. On ne pouvait jamais savoir, avec Henry. 

Ce fut une journée funeste. Personne ne parla beaucoup, et tous ressassaient dans tous les sens les maigres possibilités qui s'offraient à eux. Vers cinq heures de l'après-midi, Francis posa son livre de Zola, qu'il tentait de finir avec difficulté, malgré son très bon niveau en français, et vint voir Charles.

"Je dois aller faire quelques courses pour le repas de ce soir. Tu peux m'accompagner ?" Voyant que Charles se levait de sa chaise avec pas mal de difficulté : "Pour l'amour du ciel, mange quelque chose d'abord. Je n'ai pas envie de te porter sur mon dos au retour."

Le jeune homme s'attaqua à l'assiette de champignon de la vieille, la mort dans l'âme. C'était étonnement très bon, mais il sentait que son estomac accusait le coup avec difficulté. Dans la jolie voiture de Francis, il fut pris de hauts de cœur désagréables qu'il tenta de cacher avec peu de succès. 

"Francis, arrête la voiture."

Francis le regarda sans rien dire, la voiture à l'arrêt sur le bord de la route. Charles resta quelques instants les yeux clos, immobile comme un mort contre le siège de la place passager, l'estomac désormais vide mais pris de crampes douloureuses. Francis voulait faire ses courses dans un petit marché à plus d'une demi-heure de route. Sa maison de campagne était au milieu de rien et faire la moindre emplette relevait du road trip.

"Merci de m'accompagner. Je suis trop nerveux pour sortir tout seul, avec tout ce qui se passe. Je n'en pouvais plus de rester sans rien faire à lire mon putain de Zola. J'ai l'impression que je vais devenir fou." Il conduisait prudemment, la mâchoire serrée, les yeux fixés sur la route. "Toute cette histoire est un cauchemar. On aurait dû partir en Argentine depuis des années. Bunny serait encore vivant, bon Dieu, Henry serait avec nous en ce moment-même. Richard n'en aurait jamais rien sû. Nous avons fait une terrible erreur à rester dans le Vermont."

Charles ne parlait pas. Il n'avait qu'une hâte, faire ces courses en vitesse et retrouver un lit un temps soit peu confortable dans lequel se rouler en boule. Pour être tout à fait honnête, la seule chose confortable qu'il pouvait imaginer étaient les entrailles chaudes de la mort. À chaque virage il se mit à prier pour que la voiture sorte de la route. Francis n'arrêtait pas de parler et de se faire peur tout seul. 

"Tu crois qu'on devrait partir demain ? Quitter le pays. Partir pour l'Uruguay, prendre un avion, pour Paris ? Londres ? C'était le plan de Henry au départ.

- Francis, arrête ça."

Charles se pressait les tempes de ses doigts. "Tu as besoin que je t'emmène voir un docteur ?

- Pour l'amour du ciel, non. Continue à rouler."

The fatal flaw [le maître des illusions]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant