Eulalie

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Thorn ne dormit pas cette nuit là. Trop de choses tournaient dans son esprit, bien plus qu'à l'accoutumée.
Que faisait-elle ainsi accoutrée dans son Secretarium fut la première pensée. Ensuite: est-elle bien élève à la Bonne Famille? Depuis combien de temps est-elle sur Babel? A-t-elle été suivie? Depuis quand savait-elle qu'il était Sir Henry? Est-elle venue accompagnée? ...Vraiment trop de questions.
Puis, au fil des heures et de la fatigue, les questionnements devinrent des reproches: "Pourquoi ne m'a t'elle pas écoutée? Et si Dieu l'avait suivie? Elle n'en fait toujours qu'à sa tête!  Elle va mettre en l'air la couverture que j'ai mis des mois à créer! Dans quelle catastrophe va t'elle encore aller se mettre?..."
Trois jours. Il avait trois jours pour se faire à cette idée et trier ses pensées avant de la revoir... et de lui parler.

Au soir du troisième jour, la nervosité de Thorn était à son paroxysme et il redoutait plus que tout une crise de griffes.
Ophélie, alias Eulalie entra dans son bureau accompagné du grondement des cylindres. Il lui fit signe de fermer la porte étanche afin d'en estomper le bruit. Il mit fin à la conversation à laquelle il était occupé, posa son casque, se tourna sur son tabouret et l'observa.

Elle avait changé en presque trois ans mais c'était bien elle, Ophélie. Un buisson de boucles brunes remplaçait ses longues mèches sauvages. Son teint avait doré sous le soleil de Babel. Ses lunettes bleuissaient. Comme une adolescente, elle portait l'uniforme des jeunes apprentis avant-coureurs mais celui-ci laissait deviner en dessous un corps de femme, à l'inverse de ses robes d'Anima. "Thorn, ressaisis-toi! "!
Il continua de la détailler. Pas d'écharpe informe et indisciplinée. De nouveaux gants. Les ailes à ses bottes lui confirmaient qu'elle était bien entrée à La Belle Famille et ce depuis un certain temps. Mais la question était :
- Pourquoi êtes-vous à Babel? Lui demanda t'il avec son accent natal.
- Je ne supportais plus de rester chez mes parents, répondit-elle.

Thorn ne s'attendait pas du tout à cette réponse. Il resta dans l'expectative, assis sur son tabouret. Ainsi donc c'était un caprice? Un simple caprice d'enfant gâtée? Il avait tout fait pour la garder en sécurité et loin de lui, et elle, parce qu'elle s'ennuyait auprès de sa famille, venait tout droit à Babel lui faire capoter ses plans et risquer leurs vies? Mais comment et depuis quand savait-elle qu'il était Sir Henry?
- J'ai été étonnée de trouver en vous la remplaçante de l'apprentie Mediana. Un peu plus que cela, même.
- Dans ce cas, nous sommes deux. Si j'avais su que vous étiez le fameux Sir Henry, j'aurais...
- Vous pourriez être Dieu, la coupa Thorn de plus en plus irrité par tant d'imprudence.
Elle laissa tomber en avalanche les notes de Mediana qu'elle avait apporté.
- Vous croyez que moi... que je suis...
Non, se dit-il en son for intérieur, là c'est bien la légendaire maladresse d'Ophélie!
- Vous auriez pu l'être. Je l'aurais pu également. Dieu connaît nos visages.
- Vous dites vrai. Heureusement pour nous, Dieu est un piètre imitateur. Si vous m'aviez accueillie avec le sourire, je vous assure que je me serais méfiée.

Thorn se renfrogna un peu plus. "Que veut-elle dire par là? Que je ne sais pas sourire? Et comment peut-elle rire d'une chose aussi sérieuse? Dieu nous a menacé, comment peut-on oublier une chose pareille?

"Tac-tac-tac".
Ce bruit sortit Thorn de ses pensées. Le même bruit que dans la galerie et dans l'ascenseur.
- Voici un témoin au-dessus de tout soupçon qui devrait vous convaincre que je ne suis pas Dieu. Dit-elle d'une voix vacillante en lui tendant sa montre.

Thorn se leva et la récupéra du bout des doigts.
- Elle n'est pas à l'heure. Elle a passé tout son temps à vous chercher. Je ne suis pas une experte en psychologie horlogère, mais elle reprendra certainement ses esprits maintenant qu'elle vous a trouvé.

Sa montre fit claquer son couvercle à plusieurs reprises.
Thorn regarda l'objet dubitatif. Ainsi donc c'était bien sa montre qu'il avait entendu au Mémorial. Et Ophélie ne devait pas être loin. Elle avait dû la récupérer et la garder auprès d'elle tout ce temps! Mais comment une montre peut-elle perdre ses esprits? Est-ce encore une de ces lubies qu'on ne trouve que sur Anima? En pensant à Anima...
- Comment se porte ma tante?
- Oh... en fait, je n'ai pas revu Berenilde depuis que les Doyennes m'ont rapatriée sur Anima. Mais j'ai eu quelques nouvelles. Vous pouvez compter sur elle pour faire face. Et pour attendre votre retour, dit-elle avec un petit sourire maladroit.
- Mon retour? Répéta-t'il.
- Les choses ont changé au Pôle. Farouk a changé. Je suis sûre que vous pourriez un jour rentrer chez vous la tête haute et enfin plaider votre cause.
"Ainsi Berenilde a préféré rester auprès de Farouk! Ophélie serait-elle venu pour me ramener au Pôle? Croit-elle vraiment que ce que je souhaite à présent est de reprendre ma place et ma vie d'avant? Qui lui a mit ces idées en tête ?"
- Êtes-vous venue seule à Babel?
- Euh... oui.
- N'y a-t-il aucun risque que les Doyennes découvrent votre présence ici?
- Je crois.
- La couverture de l'apprentie Eulalie est-elle solide?
- J'ai des papiers.

Le périple de ThornOù les histoires vivent. Découvrez maintenant