Elisabeth

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Ce matin-là dans le Secretarium, alors que des tâcherons étaient en train de pratiquer bruyamment les derniers réglages sur la nouvelle installation qui allait servir de base de données, Lady Septima arriva accompagnée d'une jeune fille timide aux longs cheveux fauves et tâches de rousseur. Elles franchirent une porte à air comprimé pour entrer dans la future salle de consultation où s'amoncelaient de nombreux cartons en attendant que les travaux se terminent. Sir Henry s'impatientait.
Lady Septima ferma la porte et le brouhaha diminua fortement.
- La connaissance sert la paix.
- La connaissance sert la paix. Répondit Thorn, les dents serrées.
- Sir Henry, voici une jeune avant-coureuse qui pourrait vous apporter des solutions à votre problème de transcription.
Elle avait insisté sur le mot problème. Lady Septima aimait faire ressortir aux autres leurs défauts et leurs manquements plutôt que leurs qualités. Elle continua:
- Elle s'appelle Elisabeth. N'hésitez pas à me signaler si elle ne répond pas à vos attentes.
- Bien, merci, ce sera tout. Dit-il froidement à l'attention de Lady Septima.
- Sir Henry, fit-elle en se frottant la tempe et en quittant la pièce rapidement.
Thorn, qui avait remarqué son geste, se raidit. Il avait de toute évidence encore sorti ses griffes sans s'en rendre compte. Cette Lady avait l'art de l'agacer rien que par sa présence et par la même occasion de mettre son héritage dragon déficient à rude épreuve.

La petite demoiselle restait là, impassible et le teint livide. Seules ses tâches de rousseur ajoutaient un peu de vie à ce visage fermé. Thorn la dévisagea quelques temps, pensif. Puis remarqua son ombre qui partait de ses bottes éperonnées vers la porte derrière elle. "Elle n'était pas Dieu c'est déjà cela!"
Voyant que la demoiselle attendait un geste ou une parole de sa part alors qu'il regardait ses pieds, il lui dit:
- Je vois que vous avez des ailes, je vous félicite. Êtes-vous fille de Pollux?
- Merci. Non, je suis filleule d'Hélène répondit-elle d'une toute petite voix. Une sans-pouvoir.
- Une sans-pouvoir? Voilà qui est peu courant à la Bonne Famille, il me semble?
- Oui, il n'y a eu jusqu'à ce jour que deux virtuoses sans pouvoir, j'espère être la prochaine! répondit-elle avec détermination. Le dernier était Lazarus.

Lazarus! Thorn n'avait plus entendu ce nom depuis des mois. Ils savait que cet homme fanfaron et bourlingueur était de Babel mais il ignorait qu'il avait été virtuose. Il serait prudent de ne pas le croiser car, pugnace comme il est, il ne tarderait pas à reconnaître l'intendant du Pôle même en tenue de Lord de LUX et alors il en serait fini de sa couverture et de tous ses projets.

La jeune fille fluette traîna son regard sur l'attèle mécanique de Thorn ce qui l'agaça.
- Qu'avez-vous à me proposer?
- Pour retranscrire les données récoltées par les groupes de lectures de manière rapide, efficace et sans erreur, je vous propose un système de cartes perforées.
- Intéressant... Montrez-moi.
Et l'heure qui suivit fut à peine assez à Elisabeth pour défendre son projet, qui, s'il était accepté, serait probablement le sésame pour son statut d'apprentie virtuose.
Thorn s'étonnait en son for intérieur de voir ce petit bout de femme aux traits effacés parler soudainement et avec tant d'entrain d'algorithmes et autres fonctions itératives.

Il faisait nuit dans la sphère de laquelle il ne sortait presque plus. Le bureau de Sir Henry, appelé aussi salle de l'ordonnateur comme la machine posée sur la table, était maintenant complètement aménagé. Il avait apposé une collection de cadrans horaires, de rayonnages de livres et de documents. En attendant une solution plus rapide, il devait lui-même commencer à encoder toutes les données que les élèves de Lady Septima récoltaient sur les plus anciens ouvrages du Mémorial. Il espérait de tout cœur que la solution de la jeune Elisabeth faciliterait grandement son labeur et accélèrerait son avancée. En attendant, il s'esquintait les yeux à relire l'écriture parfois maladroite des élèves et les retranscrivait sur un clavier de ses longs doigts fatigués.

En découvrant Elisabeth aujourd'hui, la pensée de Thorn s'était spontanément dirigée vers les sœurs d'Ophélie, toutes rousses également. Il n'avait jamais compris pourquoi d'une famille où tous avait une chevelure flamboyante, Ophélie avait hérité de cette jolie couleur brune. Il repensa à ces belles ondulations, ces cheveux sauvages dans lesquels il y avait glissé ses doigts, leurs corps très rapprochés et le souffle court. C'est alors qu'il lui avait avoué très maladroitement qu'il l'aimait. Il avait osé. Il avait osé car il avait alors l'intention de mettre fin à sa vie. Son cœur se serra à ce souvenir. C'était la dernière fois qu'il l'avait vu. Il était sûr qu'elle n'avait rien dit à personne de ce qui s'était réellement passé ce jour-là dans cette cellule. Il savait qu'il pouvait lui faire confiance.

Que de choses et de temps s'étaient passés depuis! Comment allait-elle? L'avait-elle vite oublié? Faisait-elle attention à ne plus tomber dans les escaliers et évitait-elle bien les objets tranchants comme il le lui avait recommandé? Il sourit, les yeux humides en repensant à ses maladresses continuelles qui, si au début l'avaient consterné, maintenant lui manquaient. Tout comme ses lunettes changeantes au gré de ses humeurs, à sa manie de grignoter ses gants, sa petite voix discrète. Tout en elle lui manquait. Il avait beau se mettre des œillères, ses émotions reprenaient le dessus dès qu'un événement la rappelait à lui.

Il repensa alors à la seule vraie famille qui lui restait. Berenilde et son bébé qui devait être une jolie petite fille maintenant. Il imaginait cette enfant jouant innocemment dans les jupes de sa marraine et courant avec les autres gamins d'Anima. Elles devaient être heureuses, loin de Farouk qui aura eu vite fait de les oublier auprès de ses nombreuses favorites.

Noyé dans ses pensées, il se rendit compte qu'il avait perdu le fil de ce qu'il faisait. Il se leva en faisant grincer son attèle et se rendit dans sa loge, petite mais fonctionnelle. Il prit un flacon de désinfectant et commença à passer un coton imbibé sur ses anciennes cicatrices en repensant aux bons soins de Cikitsaka. Ce rituel qui lui prenait à chaque fois qu'il s'écartait de sa tâche avait l'avantage de calmer ses irritations tant cutanées que mentales.

Le périple de ThornOù les histoires vivent. Découvrez maintenant