Ultimatum

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L'arche du Memorial était complètement encerclée d'engins de toutes sortes, venus déverser depuis le lever du soleil un flot continu de personnalités, d'élèves et de leur famille, de curieux et de touristes. L'annonce de la présence des Généalogistes apportait un faste certain à la cérémonie de cette année. Celle-ci se devait d'être plus grandiose qu'à l'accoutumé, car en plus de faire monter en grade les élèves les plus méritants de la grande institution qu'est la Belle Famille, on inaugurait le catalogue tant attendu des collections du Mémorial. Certains espéraient même avoir la chance d'apercevoir le fameux Sir Henry dont tout Babel parlait. Comme l'année précédente, il n'allait pas s'y montrer.

Le catalogue fut clôturé à peine deux jours jours avant la date fatidique grâce à Octavio qui, contrairement aux souhaits de sa mère, avait consacré tout son temps disponible à aider Sir Henry à terminer les ultimes expertises. Sa détermination et son enthousiasme avaient entraîné d'autres élèves fils de Pollux à l'imiter afin de rester dans les bonnes grâces de celui-ci quand il aurait reçu son grade de virtuose.

Thorn s'était cloîtré dans le Secretarium, consacrant ses jours à finaliser le catalogue et ses nuits à visualiser des caisses entières de microfilms. Le catalogue était à présent terminé mais pas sa mission. Il pouvait dorénavant y consacrer ses heures, minutes et secondes qui lui restaient jusqu'à l'aube, dernier délai de l'ultimatum des Généalogistes.

42.532 secondes exactement calcula t'il en regardant sa montre à gousset dans la lumière d'un projecteur.
Celle-ci avait étonnamment repris goût au temps qui passe à l'instant même où Thorn avait entrepris son exploration des microfilms, comme si elle avait ressenti la petite lueur d'espoir et la nouvelle détermination de son propriétaire. Cette montre qui n'avait visiblement pas aimé être donnée en gage de confiance à Ophélie, qui avait cherché Thorn pendant trois ans à travers les arches, maintenant elle se rendait utile en lui mesurant le temps qui filait trop vite. Comme le ferait une fidèle amie.

Dans la pénombre, tel un pendule oscillant méthodiquement toutes les dix secondes, Thorn relevait ses yeux d'une loupe binoculaire vers chaque nouvelle projection de diapositive sur son mur. Les caisses, apportées une à une par son fidèle assistant, s'empilaient autour de lui à présent en formant des tours instables. Thorn n'avait jamais connu un tel désordre autour de lui mais il n'avait pas le temps de s'en soucier. Ces caisses oubliées depuis des décennies, avaient subies les affres du temps et de l'humidité dans les caves du Mémorial. Dans ces caisses des milliers de bobines, certaines avaient des étiquettes illisibles, non datées, voir pas du tout. Un vrai casse-tête.

De son bureau, en plus du cliquetis des cylindres de la base de donnée qui fonctionnait dorénavant au ralenti, on percevait les sons étouffés des célébrations qui se déroulaient quelques dizaines de mètres plus bas.

"Ophélie devrait être sortie de l'isoloir à l'heure qu'il est et profiter de la fête. Ensuite, Octavio la conduira jusqu'à la passerelle et lui donnera la clé, ma clé... si elle souhaite me revoir."

Sans Ophélie et son entêtement, il ne serait pas là, caisse après caisse, microfilm après microfilm, à visualiser des milliers de textes tel un automate depuis ces six dernières nuits et ces deux dernières journées. Et si elle le voulait encore, elle pourrait peut-être même l'aider...

Thorn s'en voulait toujours. Il se rendait compte qu'il avait été injuste. Il n'avait pas eu la patience de l'écouter, il avait pris ses initiatives pour des caprices alors qu'elle, même après leur horrible querelle, n'avait fait que continuer à chercher à l'aider. Quand lui s'entêtait à chercher une solution seul à l'intérieur du Mémorial, elle la trouvait à l'extérieur malgré les risques encourus. Obstiné, il n'avait pas compris qu'elle avait besoin d'aide, et elle avait trouvé une main secourable auprès d'Octavio. Lorsque tout cela sera fini, en espérant ce qu'il trouve ce qu'il cherche, il faudra qu'ils se parlent. Simplement se parler.

41.512 secondes.
Thorn entendit deux petits coups et la porte s'ouvrit sur une silhouette en contre-jour. Le jet de lumière de la diapositive suivante éclaira de plein fouet Ophélie en projetant sur son visage les textes du microfilm. Elle sursauta et ses lunettes s'assombrirent aussitôt.

- Ne restez pas dans la lumière. Dit Thorn en remettant le nez à son binoculaire.
« Elle est venue! »
- Prenez un carton, ajouta-t-il sans s'interrompre.
Ophélie lui obéit.
- Si vous parvenez à déchiffrer une date, mettez de côté les plus anciennes.

"Non, toujours rien" pensa t-il en regardant les nouvelles inscriptions que le projecteur dessinait sur son mur.
Il dévia son regard sur Ophélie qui n'avait pas bougé. Visiblement elle attendait de lui quelque chose.
"Des excuses? Non, des explications! Imbécile! Évidemment, des explications! Le petit apprenti n'a surement pas eu l'occasion de tout lui expliquer... mais vite...

- Je suis au courant pour votre altercation avec le Sans-Peur-et-presque-sans-reproche, pour votre conversation édifiante avec le professeur Wolf et pour vos recherches sur les livres de E.D après qu'ils ont été détruits par Miss Silence, énuméra-t-il d'une traite. C'est une excellente piste que vous teniez là... Puis, d'une voix moins forte il continua: Si nous en avions discuté l'autre soir, au lieu de nous échauffer mutuellement, nous aurions gagné du temps.

Puis il lui expliqua qu'il cherchait dans les microdocuments datant de l'Exposition Intrafamiliale d'il y a soixante ans une copie des fameux livres de E.D.

- Je ne serai jamais virtuose, le coupa Ophélie.
- Je m'en doutais, lui répondit-il sans oser lever le nez de sa visionneuse, honteux de lui avouer que:
- J'ai apporté un avis défavorable à votre montée en grade. Je présume que ça a dû peser dans la balance.
- Vous avez quoi? Balbutia Ophélie. Mais je croyais que vous vouliez...
-J'ai changé d'avis, fit-il en remettant mécaniquement une nouvelle bobine dans sa visionneuse. Il m'est apparu que les Généalogistes s'intéressaient d'un peu trop près aux futurs avant-coureurs. Je n'aurais pas dû vous encourager à obtenir ce grade. Dit-il sincèrement. Votre couverture ne leur aurait pas résisté longtemps.
Il réprima un soupir.

- Dans ce cas, vous auriez pu...
- Vous en parler d'abord? Acheva Thorn à sa place. Vous n'étiez pas exactement joignable ces derniers jours. Il regretta de suite cette formule qui s'avérait ne pas être très aimable mais c'était la vérité.
Dans cette pénombre parsemée d'éclairs réguliers, Ophélie se tut.

Puis elle lui lâcha dans un souffle:
- Il y a autre chose que je dois vous dire. Que j'aurais dû vous dire avant, en fait.

"Oh oui, ils avaient bien des choses à se dire mais pas ici, pas comme ça et surtout pas maintenant" songea-t-il.
- Ça pourra certainement attendre encore un peu, marmonna Thorn entre ses dents. Puis il lui précisa qu'à raison d'une diapositive toutes les 10 secondes, il espérait trouver ce qu'il cherche d'ici l'aube.

Il se remit alors à l'ouvrage et changea à nouveau de bobine. Plus vite il trouverait, plus vite tout ceci sera derrière lui.

Soudain, toutes ses griffes, jusqu'alors léthargiques, se déclenchèrent dans un réflexe défensif alors que quatre mots qu'il n'attendait plus se firent fébrilement entendre:
- Je vous aime aussi.

Le périple de ThornOù les histoires vivent. Découvrez maintenant