La raison

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Le jour des funérailles de mon père, j'eus l'impression de m'être trompée de salon funéraire. Seul le corps de mon père dans son cercueil me prouvait que j'étais au bon endroit. En effet, depuis quelques heures, des gens que je ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam défilaient devant moi pour m'offrir leurs condoléances. Ils savaient tous qui j'étais – mais qui étaient-ils? – et avaient pour la plupart une anecdote douteuse à raconter à mon propos. Le sexagénaire avec qui je discutais depuis une dizaine de minutes était particulièrement intarissable.

— Je t'ai donné à manger un jour, tu n'étais encore qu'un bébé. Tu as recraché ta purée sur ma chemise, petite diablesse! C'était de la purée de brocoli, je n'ai jamais réussi à faire partir la tache.

— Vraiment? fis-je poliment.

— Et te souviens-tu de la journée où nous sommes allés skier avec tes parents et ta sœur? Tu n'avais que quelques années et tu étais tombée du remonte-pente. Je ne te raconte pas à quel point ta mère a paniqué!

Je forçai un petit rire.

— Ha ha ha.

— Ha ha ha, fit-il en écho.

Je cherchai du regard quelqu'un qui pourrait me sauver de cette conversation, mais ma sœur était accaparée par un vieil oncle et ma mère discutait à bâtons rompus avec mes tantes.

À l'aide, mayday! lançai-je télépathiquement à ma sœur.

Malheureusement, mon aînée ne cilla pas et se contenta d'acquiescer aux propos de son interlocuteur. Je ravalai un soupir. Mon karma était-il mauvais à ce point?

Alors que je me résignais à écouter une énième histoire de l'inconnu en face de moi, deux choses miraculeuses se produisirent. La première, je me mis à saigner du nez ; la seconde, je vis James passer la porte du salon funéraire.

Il existe donc un dieu.

— Oh, tu saignes du nez! s'exclama mon interlocuteur en interrompant son histoire.

Je plaquai une main sous mon nez. C'était invariable, l'air froid et sec me faisait saigner du nez au moins une fois par hiver. Cette fois-ci, le timing était impeccable. Ce n'était pas un saignement de nez aussi impressionnant que lorsqu'un patient m'avait donné un coup de poing en pleine poire, mais c'était suffisant pour me servir d'excuse.

— Quel dommage, je vais devoir vous fausser compagnie! déplorai-je le moins sincèrement du monde. Au revoir.

Je m'éloignai de la pièce bondée à pas rapides de peur qu'il ne me rattrape, et je rejoignis James dans le hall. Celui-ci fronça les sourcils en me voyant arriver.

— Tu t'es encore battue? s'enquit-il en sortant un mouchoir de sa poche pour me le tendre.

— Non, le karma m'a fait une faveur, éludai-je en attrapant le mouchoir pour le plaquer sous mon nez.

Derrière James surgit alors une jeune femme aux cheveux rose ballerine. Elle portait un tailleur de la même couleur et un anneau argent brillait à son nez.

— Alors c'est toi Cordélia? s'extasia-t-elle en plaquant les mains sur ses joues. Je suis trop heureuse de te rencontrer! Pour ma part...

Elle marqua un temps d'arrêt avant d'ouvrir la bouche.

...I'm Blue da ba dee da ba daa, chantonna-t-elle en effectuant une petite danse, avant de se faire bâillonner par James d'une main.

J'écarquillai les yeux devant la scène.

— C'est ta sœur? m'étonnai-je en regardant la furie rose se débattre.

— Oui, c'est Blue, grommela James en la relâchant.

Life is short, babyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant