À l'université, j'avais appris que les victimes d'accident vasculaire-cérébral avaient environ 20 % de risque d'en refaire un deuxième au cours de leur vie. Cette statistique était bien ancrée dans mon esprit, surtout que je voyais des gens victimes d'AVC presque tous les jours aux urgences. Mais entre le savoir et le constater, il y avait un monde. Surtout quand votre père faisait désormais partie de la statistique.
Pendant le trajet vers l'hôpital, mon esprit fut tourmenté par des dizaines de question concernant mon père.
Avait-il pris ses médicaments? Surtout, avait-il pris son putain d'anticoagulant? Avait-il suivi sa diète? Avais-je été suffisamment présente pour lui? Aurais-je dû être plus vigilante? Aurais-je dû l'empêcher de prendre de l'alcool tout à l'heure?
James eut la bonne idée de rester silencieux. Mes nerfs n'auraient pas supporté une quelconque parole de sa part, aussi encourageante soit-elle. La bulle euphorique dans laquelle je me trouvais quelques minutes plus tôt avait violemment éclaté. James eut à peine le temps de se stationner que je sautais hors du véhicule pour courir vers les urgences. Nous étions arrivés quelques minutes seulement après l'ambulance, si bien que mon père était encore dans une civière en train d'être transporté vers une salle d'intervention.
Ce fut Dr Sanscartier qui s'occupa de lui. D'une certaine façon, je fus soulagé de savoir mon père entre ses mains. La dernière fois, il l'avait sauvé. Nous dûmes patienter dans le couloir pendant que mon père recevait des soins d'urgence. Astrid et Jean-Baptiste arrivèrent à leur tour. Les joues de ma soeur ruisselaient de larmes alors que je n'étais pas capable d'en verser une seule. Pendant notre attente anxieuse, James me serrait la main avec force. Au bout de plusieurs minutes durant lesquelles je me rongeai les sangs, des infirmières sortirent de la salle d'intervention, suivies par Dr Sanscartier. Mon coeur se gonfla d'espoir, comme un drapeau dans le vent. L'urgentologue posa une main dans le dos de ma mère.
— Mme Leblanc, vous pouvez me suivre, vous et votre famille.
Nous entrâmes dans la chambre de mon père.
— Présentement, nous donnons des soins de confort à votre conjoint, lui expliqua Dr Sanscartier en la guidant au chevet de mon père.
— Des soins de confort? m'étonnai-je en entendant ce terme que l'on utilisait pour désigner les soins palliatifs.
Dr Sanscartier me regarda avec douceur derrière ses lunettes cerclées de fer.
— M. Leblanc a subi un AVC hémorragique trop important pour s'en remettre. Sachant qu'il ne voulait pas être réanimé, le mieux que je puisse faire est de rendre sa fin de vie la moins souffrante possible. Je vous laisse avec lui. Je repasserai bientôt.
Mon patron nous laissa. Ma mère et Astrid étaient des fontaines de larmes. Moi, j'étais incapable de bouger, incapable de prononcer un mot. James passa ses bras autour de moi par-derrière et me serra contre son torse, comme s'il essayait de me garder en un seul morceau, alors que j'avais l'impression que tout mon être se brisait. J'étais un vase de porcelaine qu'on avait fracassé sur une dalle de céramique.
— Chante-lui la chanson, murmura-t-il près de mon oreille.
— Quoi? soufflai-je, la gorge serrée, mais toujours incapable de pleurer.
— La chanson que tu as chanté à cette dame mourante quand tu as commencé à travailler ici.
Je pris une respiration tremblante et me défis de l'étreinte de James pour me rapprocher de mon père. Je posai ma main sur la sienne. Elle était chaude. Je me mis à chanter cette comptine pour endormir les enfants. C'était plus un murmure qu'une chanson, mais je ne pouvais pas faire mieux. Cette chanson stupide me permettait de garder le cap, de ne pas sombrer alors que mon père était en train de mourir sous mes yeux. Lorsque ses doigts se mirent à blanchir, ma voix se brisa.
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Life is short, baby
RomanceLorsque Cordélia devient urgentiste à l'hôpital de Pointe-aux-Noyers après sept ans d'études acharnées, elle croit avoir atteint son objectif de vie ultime. Elle adore la médecine d'urgence, mais entre les quarts de travail de nuit, son père qui tom...