Chapitre 4 - Les Kayham

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Palil avait perdu le compte de ses pas engloutis dans l'ombre de son père Odvas. Ils progressaient lentement le long d'un précipice couvert de glace. La faible pâleur du soleil peinait à percer la couche nuageuse glaciale ; les sommets accidentés disparaissaient dans la brume enneigée. La faim, un concept jusque-là inconnu de Palil, la rongeait de l'intérieur. L'esprit exempt de toute pensée cohérente, elle calquait son allure sur Odvas et le mouvement régulier du dernier chariot sans savoir où elle allait. Ses jambes lourdes la portaient aveuglément sur la neige poudreuse ; chaque foulée lui valait à une grimace de douleur.

Autour du maigre cortège des voyageurs rescapés, la chaîne des Enfers pointait vers le ciel ses blanches aiguilles de calcaire comme autant de promesses de mort. Si certaines régions montagneuses des Enfers étaient soumises à une aridité exceptionnelle, ce n'était pas le cas de celle empruntée par les Danmius. La barrière rocheuse coupant le monde en deux avait acquis sa redoutable réputation de par son climat impétueux. Quiconque s'y aventurant finissait par perdre la raison, voire la vie. Odvas aurait été incapable de planifier d'itinéraire précis même s'il l'avait voulu ; aucune cartographie des lieux n'existait de mémoire d'homme et procéder à des repérages aurait considérablement réduit leur avance sur les urys.

En un sens, les survivants auraient pu chercher à établir un camp à l'abri des intempéries et vivre en autarcie le plus longtemps possible sans craindre une attaque extérieure. Odvas avait considéré de nombreuses options avant d'arrêter son choix sur Hartisa, véritable eldorado qui se dessinait dans l'imaginaire de Palil comme de ses partenaires. La représentation de terres de paix gorgées de lumière gommait les souffrances et conditionnait les esprits à s'élever au-delà de leur nature inassouvie. Tous gardaient le même objectif en tête, tant et si bien qu'il était déplacé de réclamer une pause.

Les ressources naturelles sur lesquelles comptaient les voyageurs se limitaient à l'eau pure des structures de glace. Elles fondaient au trar le plus chaud de la journée. La faune s'était raréfiée dès les premiers flocons ; les fantassins avaient depuis longtemps renoncé à chasser le gibier constitué d'ovins craintifs et de cervidés fugaces. De même, à l'exception de bosquets de conifères, il ne poussait guère plus que de courageuses plantes bulbeuses dont les feuilles rouges ployaient sous le poids de la neige.

Palil s'arrêtait parfois pour avaler des gouttes d'eau suintant des stalactites formées sur les parois rocheuses. Sans les bienfaits de la nature, ils auraient tous péri. Cela faisait plus de cinquante jours qu'ils avaient fui le palais. La rudesse du voyage s'accentuait à mesure que les Danmius s'écroulaient en chemin les uns après les autres, terrassés par la faim et l'épuisement. Le cortège s'autorisait de courtes haltes à l'abri du vent pendant les nuits glaciales. Transie de froid, Palil ne quittait plus son plaid et venait quérir un peu de chaleur auprès de son père. Son jeune frère Halil s'agitait parfois entre les bras d'Odvas pour manifester une faim ou un inconfort. Si ses geignements s'éternisaient parfois, tout le monde le couvait dans la mesure du possible comme s'il s'agissait d'un feu d'espérance nourri d'amour. Dans l'obscurité, les mots échangés se comptaient sur les doigts d'une main ; peu trouvaient le sommeil dans le temps imparti.

Les quatre caravanes de nourriture s'étaient rapidement vidées dès leur arrivée dans les montagnes. Halil avait passé la première partie du voyage contre le sein de sa mère, emmitouflé dans un ballot d'étoffes. Chaque jour, le groupe dénombrait une ou plusieurs victimes. Ceux qui n'avaient plus la force de marcher se laissaient tomber face contre neige pour ne plus jamais se relever. D'autres chutaient volontairement ou non dans des ravins. De vaines tentatives de sauvetage avaient été entreprises ; face à la profondeur des failles, la longueur des cordes ne suffisait plus et les doigts ankylosés dissuadaient les plus téméraires de risquer une descente. Palil l'avait compris : il n'était plus question de secourir les malheureux, mais d'assurer la survie de la dynastie en parvenant sur Hartisa le plus rapidement possible. Bientôt, la faim l'emporta sur la fatigue : les ultimes stomps furent abattus puis partagés autour d'un feu de camp.

Le Cycle Séraphique - Prélude /COMPLETOù les histoires vivent. Découvrez maintenant