Une prophétie...

Chapitre XXV

  La novice dorée courait aussi vite que ses pattes lui permettaient, allongeant ses membres courts et costauds propres au Clan de l'Étang. Ses camarades n'étaient pas réputés pour leur vitesse et leur agilité contrairement aux membres du Clan de la Lande ; à ce moment précis, Nuage Doré regretta la silhouette athlétique de Lune d'Argent. Les arbres défilaient autour d'elle, il était impossible de distinguer précisément les branches nues qui se détachaient dans le ciel bleu. La guerrière de la Foudre devait les poursuivre, ressassant sans doute haineusement la manière dont les apprenties ennemies lui avaient échappée. Ou alors, elle était partie chercher des renforts. C'est cette deuxième solution qui laisser espérer à Nuage Doré une fuite sans combat - perdu d'avance, bien entendu. Malheureusement, Truffe Nacrée aurait certainement trop honte de s'être laissée vaincre ainsi pour prévenir le siens.

  Au loin, le grondement de la bataille résonnait à travers les bois tel un écho. Elles se rapprochaient, bientôt elles seraient en sécurité, saines et sauves. Pour réponse à cet élan d'espoir, le murmure de l'eau se fit entendre, puis le chant d'une grenouille. Nuage de Truite accéléra tout en encourageant sa camarade d'un signe de la queue, et brusquement, glissa sur le flanc dans un gémissement sourd.

  Nuage Doré s'arrêta net, ahanante d'épuisement, avant de s'approcher doucement du corps meurtri.

-  Nuage de Truite, tu vas bien ?

  L'intéressée ne répondit pas. Elle gémissait doucement, son flanc se soulevant à un rythme irrégulier, ses yeux étaient clos. Oubliant sa fatigue et la peur qui lui tiraillait le ventre depuis son combat avorté contre Truffe Nacrée, Nuage Doré frotta son museau à la fourrure légèrement humide de la femelle grise. Celle-ci ouvrit doucement ses yeux, une lueur douloureuse brillant en leur fond, elle avait mal.

-  Ma patte, gémit Nuage de Truite en essayant de se relever.

  En vain. Elle retomba lourdement dans l'herbe gelée, soupirant sous l'effort. Une nouvelle vague de terreur souleva Nuage Doré alors qu'elle reniflait méticuleusement la patte arrière de sa camarade ; elle semblait minuscule et fragile. Qu'allaient-elles faire ? Que pouvaient-elles faire, seules ?

-  Je... Je crois qu'il va falloir que tu... que tu me laisses ici. Je n'arriverai pas à retourner au camp, miaula soudainement Nuage de Truite.

  L'apprentie l'observa un instant, médusé, puis commença à réfléchir. Ce n'était pas une si mauvaise idée : la blessée ne parviendrait jamais à rejoindre la rivière, et seule, Nuage Doré avait une chance de s'en sortir. De plus, si Nuage de Truite périssait, tuée par Truffe Nacrée et les siens - puisque c'est ce qui arriverait si elle la laissait là - Patte de Terre n'aurait d'yeux que pour elle, et oublierait la novice argentée... La fille d'Étoile Pommelée se figea, interdite. Osait-elle vraiment songer à abandonner sa camarade pour l'amour du guerrier brun, à trahir son Clan et le Code du guerrier pour lui ? Non, impossible.

  La blessée attendait, la fixant silencieusement, son souffle s'était ralentie. 

-  Non, je ne te laisserai pas. On te tuerai.

-  Alors nous périrons toutes les deux, sans avoir reçue notre nom de guerrière, lâcha Nuage de Truite dans un grondement sourd.

  La femelle dorée cracha autant pour se redonner une contenance que pour faire taire la blessée. Obligeant la novice à se redresser, elle se pressa contre son flanc frémissant. Ainsi débuta la marche lente et maladroite vers la rivière. Leur salut.

  Étrangement, Truffe Nacrée n'était pas réapparu, son odeur était lointaine, à peine perceptible. Avait-elle abandonné ? Voilà qui serait étonnant. Les chattes du Torrent arrivèrent bientôt sur la rive grouillante de vies et se glissèrent dans l'onde réconfortante. Nuage de Truite manqua se noyer, pestant de son infirmité, elle laissa celle qu'elle voyait comme une rivale l'aider. Heureusement pour elles, la rivière n'était pas encore gelée.

  La blessée se hissait, gémissante, entre les roseaux lorsqu'un cri retentit. Proche, il était très proche. Aucune des deux chattes n'eut le courage de se tourner vers les berges ennemies, leur course effrénée à travers la forêt puis la traversée du courant les avaient épuisées. Elles n'auraient jamais le courage et la force de se battre si les guerriers de la Foudre osaient entreprendre la nage. Un bruit léger leur apprit qu'un félin venait de se laisser glisser dans l'eau, suivi d'un autre, et d'encore un autre.

  Les yeux clos, Nuage de Truite respirait difficilement, elle gémissait sans cesse, sa patte la faisait souffrir, une douleur lui tordait le ventre. Son souffle se perdit bientôt à travers le murmure de l'eau avant de s'arrêter doucement pour rejoindre les terres ensoleillées de leurs ancêtres. Sa camarade ne remarqua rien de l'agonie muette, elle observait, le coeur empreint d'un réel soulagement, les silhouettes rassurantes de trois membres de son Clan. Elles étaient sauvées.

-  Nuage de Truite, Nuage Doré ! s'écria Aile de Jais.

  Éclat d'Opale et Coeur d'Araignée la suivait de près, renaclant sous l'effort, ils grimpèrent sur la rive. Le matou saignait à l'épaule et l'oreille d'Aile de Jais était entaillée, ils s'étaient vaillamment battus.

-  Étoile Pommelée nous a envoyé, vous mettiez du temps à revenir. Il était très inquiet. Le combat est fini... expliqua Éclat d'Opale avant de se précipiter vers Nuage de Truite.

  Les regards convergèrent sur le corps étendu, Nuage Doré hoqueta de stupeur pendant que les combattants tentaient en vain de la réveiller.

-  Elle est morte, murmura Coeur d'Araignée.

  Les premiers flocons du jour tombèrent délicatement, parsemant les fourrures d'éclats scintillants, et tandis que non loin, on fêtait une victoire, trois guerriers et une novice pleuraient une combattante qui aurait put l'être. Si seulement je n'avais pas hésité, peut-être serait-elle encore en vie.

lgdcombredelune/Plume Vive