Dans le chapitre précédent, je vous ai parlé de Lupus, enfin je vous l'ai présenté, maintenant, il faut que je lui donne un peu plus de consistance à vos yeux, non ? Oui ? Rien à foutre ?
Alors, commençons. Lupus est le genre de personnage qui est assez facilement vivable, il ne me demandait pas grand chose, sauf des caresses parfois et un petit sacrifice alimentaire, de la viande, qu'il me demandait de lui lancer. Maintenant que je me rends compte de ce que je faisais, ça revenait à gâcher de la nourriture... mais que voulez-vous ? Je ne savais même pas qu'il n'était pas réel !
Lupus et moi nous amusions en dehors des heures de cours à courir dans les champs derrière la maison par tous temps, sautant, tombant, riant et nous battant comme de petits louveteau. Lorsqu'il marchait sur le béton, j'entendais ses griffes racler, cliqueter, comme des lames et parfois rebondir doucement. J'ai toujours su qu'il était différent, c'était, pendant longtemps je le crus, mon âme sœur. Ouais, je sais, c'est bizarre de dire qu'un ami imaginaire est une âme sœur, mais c'était mon seul ami et mon plus précieux.
Encore aujourd'hui, je ne me remets pas encore trop de sa disparition, pour moi, c'est comme s'il était encore un peu toujours là, sans que je puisse le voir, l'atteindre, le caresser, jouer avec...
Quand j'étais petite, je rentrais tous les soirs de l'école sur son dos, comme on monterait un cheval bien docile. Pourtant, loin de le considérer comme une monture, c'est souvent lui qui insistait, se sentant fier pour une tierce raison de supporter mon poids d'enfant. Je remarquais aussi qu'il grandissait en même temps que moi pour être toujours de cinq à dix centimètres plus haut que ma taille au garrot.
Je me souviens comme si c'était hier de ses paroles toujours plus douces alors que les autres me frappaient, me poussaient, me malmenaient. Je me souviens de sa voix, grandissant comme lui pour avoir un teint plus ferme, plus profond à mesure que nous grandissions, je me souviens qu'il me disait "ne te défends pas, ne réagis pas et tout se passera bien, je suis là et je le serais toujours, je t'aime". Mais... rien ne passait. Alors son discours changea et il m'apprit à gronder, gronder comme un animal. J'aimais cette sensation de ma voix qui devenait si grave, si proche de celle de mon ami loup.
Pourtant, encore une fois, je n'aurais pas dû, et, si pendant un temps, cela marcha sur mes camarades, il n'en fallut pas beaucoup plus pour m'envoyer chez une psychologue et me faire traiter de chienne par les autres élèves, comme si les appellations de "monstre", "bizarre" et "idiote" ne suffisaient pas à me faire me sentir assez mal, il fallait maintenant que s'y ajoutent des termes de merde pour m'enfoncer un peu plus.
Plus le temps passait, plus le village me paraissait hostile, aujourd'hui, j'ai finalement pu passer outre cette peur sourde d'un endroit. Mais les souvenirs persistent, je ne compte plus les fois où j'ai pensé à mettre fin à ma vie dans ma chambre. J'avais la vue sur les champs et, parfois, la nuit, je me demandais comment je pourrais partir, comment cela serait de ne pas me retourner en pleine nuit, de disparaître et de peut-être mourir.
C'étaient de bien tristes pensées pour une gamine, mais je n'en avais pas vraiment conscience, on me répétait à longueur de temps que je n'étais qu'une malédiction, un problème ambulant qui n'apportait que du malheur. On me lançait des insultes parce que je voulais être archéologue et que ce n'était pas considéré comme un "métier de fille". Tout cela me déprimait, je pense, plus que tout le reste, comment pouvait-on dire qu'il y avait des métiers pour différents genres ? Comment pouvait-on être assez idiot pour condamner des rêves sous prétexte que je n'étais pas un garçon ?
Pendant cette période de ma vie, je ne me souciais pas de ce que mes parents auraient pu ressentir, je me disais qu'ils se contenteraient de mon frère qui, lui, ne rencontrait pas de problèmes, que ce soit au niveau social ou scolaire. C'était celui qui s'en sortait toujours, parce qu'il n'avait aucune personnalité, il était parfaitement modelable et inintéressant pour moi, je ne supportait pas son incapacité à réfléchir par lui-même.
C'est là que j'appris la leçon la plus importante de ma vie, les moutons suivaient, les bergers gagnaient et on tuait les loups.
Tout comme mon ami imaginaire, je faisais partie de cette dernière catégorie, ceux que l'on reniait, qu'on haïssait et qu'on essayait même parfois de tuer parce que nous réfléchissions.
Lorsque j'étais chez ma psychologue, tous les mercredis matins, nous passions avec ma mère dans le petit magasin de billes en contrebas du cabinet, à Montreux. J'aimais les billes, j'avais le droit d'en prendre deux par séance. J'en prenais toujours deux transparente avec une espèce de gel torsadé bleu foncé à l'intérieur oscillant vers le plus clair sur quelques côtés.
Elles me rappelaient les yeux de mon loup mais étaient constamment différentes. Lupus n'était pas admis dans le cabinet de ma psy, elle me disait qu'il devait rester dehors et je l'entendais couiner devant la porte. Alors, quand je n'en pouvais plus, je feignais d'aller aux toilettes pour lui donner quelques caresses bien méritées sur le haut de la tête.
Tout ce que j'avais le droit d'emmener était la paire de billes que j'aimais imaginer comme une seconde paire d'yeux pour Lupus mais qui devait à chaque fois être différente. Pour moi, il me fallait de nouveaux détails uniques, insolites ou n'importe, que je pouvais lire dans les petites sphères de verre.
Maintenant que j'y pense, je crois que c'est un comportement typique Asperger, mais ça nous amusait, nous passions toujours du temps à regarder ces petits objets rouler, de telle sorte à ce que je finisse par en avoir une grosse boîte.
Encore maintenant, je garde une paire de ces petits objets dans ma chambre pour me rappeler son regard.
Quand je me réveille au milieu de la nuit, terrorisée, mal en point, après un cauchemar, je cherche toujours d'une main sa tête lourde, sa fourrure soyeuse, son corps chaud mais je suis seule. Contrairement à mon enfance, il n'est plus là, seul mes amis arrivés plus tard sont les témoins silencieux et impuissants des restes de mes rêves torturés. Ils savent qu'il ne faut pas m'approcher et respectent les filaments du deuil qui viennent encercler mon cœur et le pressent pour faire couler quelques larmes de mes yeux.
Son premier ami imaginaire est comme son premier amour, on ne pourra jamais être objectif car ce sera le premier et par conséquent forcément le meilleur, peu importe les autres expériences. C'est le deuil impossible qui restera toujours, les souvenirs heureux deviennent plus brillants et les étincelles dans les souvenirs tristes qui commencent à ressortir avec les années.
C'est étrange d'être si attaché à un être qui n'est même pas réel, n'est-ce pas ? Mais où s'arrête la réalité ? Ou donc commencent les rêves et la folie ?
Plus le temps passe et plus je me demande si je ne suis pas schizophrène, puisque je les vois, je les entends, je les touche et je joue avec alors même que certains me disent qu'en face de moi, il n'y a que de l'air. Je me trouve forcée de prétendre qu'il n'y a rien, de profiter du moindre moment d'inattention de mes camarades pour pouvoir parler avec eux, le plus souvent en anglais alors que je fais de mon mieux pour que personne ne connaisse leur existence.Pour être parfaitement honnête, je ne pourrais pas vivre sans eux et c'est cela qui me fait peur, si je le pouvais, ça éloignerait la possibilité de la folie. Mais peut-être que j'ai juste trop peur de me retrouver seule, que ce soit à une heure, deux heures de l'après-midi, au tout début de la matinée, ou en plein milieu de la nuit. Peut-être que je voulais toujours avoir une présence à mes côtés, à cause de cette peur qui m'empêcherai toujours d'avoir totalement confiance en quelqu'un ou même en moi-même.
Je n'ai pas le droit de me plaindre. Oui, je me suis fait taper dessus, oui, j'ai toujours détesté suivre le courant, oui, je suis vraiment une fille bizarre. Mais je n'ai pas le droit de me plaindre parce que d'autres subissent pire et s'en sortent mieux. C'est peut-être pour ça que je me créé les amis que je n'aurai jamais, parce que je suis trop conne pour voir que je n'ai pas le droit d'écrire que je me sens mal, que je me sens folle, alors que la réalité ce sont quatre ans de harcèlement quand bien même ça n'a pas été plus loin que des lancés de projectiles.
Alors je me dis que je finis par me mépriser moi-même autant que ceux qui m'ont fait devenir comme ça. Quoi qu'ils ont encore le mérite de m'avoir fait plonger plus profondément dans la musique, l'écriture, le dessin et toutes ces passions qui sont miennes aujourd'hui et me définissent.
Peut-être que je devrais juste les remercier et la fermer. Ou peut-être que je devrais juste gueuler ce que je pense peu importe à quel point c'est bête parce que je refuse de suivre les conventions sociales ? Notamment celle du silence.
Dans l'attente d'un peu d'intelligence et avec tout mon irrespect de punk mal finie,
Lauren M. Marth