Chapitre IX

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Point de vue de Thizay - ville portuaire Sinaï

Accroupi au bord de la rivière Bùnmor, dos à la forêt de la Mori, je plonge la tête dans l'eau froide. Les paroles de Leïa me reviennent en mémoire et un grognement sourd vibre dans ma poitrine. L'impure, une humaine ? Je secoue le crâne avec une forte envie de relâcher la pression sur mes poumons. Et puis quoi encore ? C'est de loin l'affirmation la plus idiote que j'ai entendue ! Les Anciens nous l'ont expliqué plus d'une fois à renfort de coups de marteau sur le crâne : les gens qui n'entrent pas dans les cases n'ont pas leur place à Vildanëa. Les bancales, les dégénérés et les laids, ils méritent d'être traités comme des moins que rien. Les poumons en feu, je relève la tête et mes cheveux blonds viennent fouetter mon dos nu. Synhgosh, mon caracal, gronde, emprisonné dans sa cage immatérielle.

Il sent une présence.

Quelque chose nous observe de l'autre côté de la rive. Je plisse les yeux, mais aucune ombre malveillante ne se distingue dans la futaie. Mon caracal afflue, tente de posséder mon corps et je lutte pour garder le contrôle. Ma faible autorité sur lui me met toujours dans une fureur noire. Ma vision se modifie et s'altère : le monde tangue, il devient terne. Les couleurs disparaissent, il ne reste que du gris. L'effluve de la sève fraîche, de l'humus sec et du ragoût préparé par ma mère, m'agresse l'odorat et je retrousse le nez. Ces fumets saturent l'air et se mélangent dans un tourbillon de couleur, tandis que le chant des oiseaux, les pas précipités d'une belette et ceux, plus lents, d'un cerf, m'enveloppent dans un ouragan de sons déchainés.

Une branche craque à trois cents mètres, au sud de ma position. D'un bond, je survole la rivière et m'immobilise sur les galets, aux aguets. Le nez en l'air, je hume les traces laissées par le zéphyr. Mais je suis à contrevent, il vient du nord ; brûlant et sec. Il m'est impossible de distinguer quoi que ce soit. Mon caracal montre les crocs, luttant pour sortir afin de protéger sa meute. Je grince des dents et tombe à genoux quand sa terreur me heurte de plein fouet, mes mains râpent sur les cailloux. Il se souvient parfaitement de l'odeur de putréfaction qui s'échappait du corps de Miruhiro. Accompagné d'une Tahul affaiblie, il a traversé la forêt et a évité les Wyrodds, sans se reposer. Il voulait à tout prix sauver l'impure. L'image d'un cadavre en décomposition se superpose à celle de Miruhiro et il panique. Mon caracal heurte les barreaux immatériels, les ronge et les griffe pour les faire tomber un par un.

— Synhgosh, ça suffit !

Aveuglée par une colère sourde qui m'emprisonne les tripes, ma partie animale ne répond plus. Un tremblement parcourt mes membres et m'annonce une mutation imminente. Je rejette la tête en arrière en serrant la mâchoire tellement fort que j'ai peur de me briser les dents. Si d'habitude, les transformations ne sont pas douloureuses, celles non désirées le sont.

— Thizay, mon chéri, on passe à table !

Les paroles de ma mère, portées par le vent, stoppent les rouages du changement de corps et Synhgosh se replie au fond de lui-même, emportant avec lui, bruits et odeurs. Le monde redevient silencieux. Bien qu'elle soit loin d'être dominante, la douceur naturelle de maman amènerait n'importe quel homme à abandonner ses mauvaises habitudes pour l'entendre parler et rire. Épuisé, je reste un moment dans l'eau à reprendre mon souffle. Je récupère mon bandeau en me redressant et attache mes cheveux en catogan. Je retourne au village quand mes jambes ne vacillent plus. Je m'appuie contre les troncs pour garder mon équilibre, mais une fois en vue des habitations, je me redresse et inspire profondément. L'arôme des bois, de la viande grillée et du pain frais me fait saliver. Mais celle que je préfère, c'est la fragrance de terre cuite et de repas brûlés.

L'odeur de maman.

Mon estomac émet un gargouillis et je ferme les yeux pour cacher mon embarras. Je mets dix minutes à rentrer à la maison. Leïa est installée à table et refuse de croiser mes yeux.

— Papa n'est pas là ?

— Non, réplique-t-elle en entrelaçant ses doigts, le faciès penché. Il est parti aider une humaine à accoucher. Tu sais, de la même espèce que celle que tu traites de pestiférée.

Je gronde en retroussant ma lèvre supérieure. Notre mère passe la tête hors de la cuisine et fronce les sourcils. Nous n'avons pas eu à cœur de lui dire que sa frimousse de tueuse ne nous a jamais effrayée.

— Leïa, voyons ! Ton frère rentre pour la première fois depuis dix ans et vous ne faites que vous chamailler.

Je m'empresse de la rejoindre pour déposer un baiser sur sa joue.

— Je suis désolé, maman.

Je fusille ma sœur du regard avant de m'installer à mon tour, mais elle bondit de table en hurlant.

— Ton fils traite sa partenaire d'impure ! Il la traite en monstre !

Je me relève aussitôt et prends bien soin de me redresser de toute ma taille.

— Ce n'est pas une façon de parler, Leïa ! Pas en présence de ton dominant.

— Non, tu ne l'es pas ! crache-t-elle en accentuant sur la négation. Tant que tu te comporteras comme un monstre formaté par ta guilde d'assassin !

Elle reprend son souffle, blême de rage.

— Miruhiro est de loin la personne la plus forte que je connaisse. Elle était réveillée quand nous nous sommes disputés et tu sais comme elle a réagi ?

Je secoue la tête et au fond, je m'en fiche. Mais Synhgosh, lui, gémit, tapi dans sa cage. Il roule et se couche en boule, il ne veut pas entendre de paroles blessantes sur sa capacité à gérer sa meute.

— Aucune réaction, pas une insulte, rien ! Vous l'avez tellement brisée qu'elle s'est mise à pleurer quand je me suis excusée. Dis-moi, est-ce son comportement ou le tien qui est monstrueux ?

Tandis que la première partie de la réplique a dévasté mon caracal, la deuxième moitié lui fait montrer les crocs. Je laisse Synhgosh affleurer et sa puissance expulse par tous les pores de ma peau.

— Je vous accompagne à Thétys, Thizay ! impose Leïa, brutalement.

Ces mots coupent net l'envie de Synhgosh. Lui, qui voulait la prendre par la nuque pour l'éduquer, il se terre maintenant au fond de mon esprit. Je croise les bras et tape du pied alors que maman sort de la maison.

— Hors de question ! grondé-je. C'est trop dangereux.

— Est-ce une bonne idée, ma chérie ? ajoute maman.

Thétys, la ville au cœur du Marécage. La ville des chamans. Il faut au minimum deux semaines pour la rallier et avec le poids mort que représente l'impure, je ne suis pas près d'y arriver. Leïa s'avance jusqu'à me toucher d'un doigt accusateur.

— Miruhiro est à l'agonie, rongée par un poison démoniaque. Seuls les chamans de Thétys pourront la soigner.

— C'est une impure !

— Un malade reste un malade. Impur, humain, chaman ou métamorphe, notre métabolisme demeure le même... nous sommes tous créés par Terre-Mère.

— De toute façon, tu ne viens pas, Leïa. Je ne me pardonnerais jamais si un malheur t'arrivait.

— Et je ne supporterais pas de laisser une personne mourir.


L'envoyée des Cildar {EN COURS}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant