Écouflant - Partie I

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Point de vue d'une étrangère, Écouflant - Palais

Le palais offre une deuxième vision lorsque la nuit tombe, loin de l'effervescence de la journée. Un spectacle intime, presque timide. Les rayons de la lune s'amusent entre les piliers de l'édifice et éclairent par intermittence le chemin. La cour intérieure se révèle sous sa caresse argentée et j'observe ce qui m'appartiens. L'eau du puits miroite de mille éclats, un frisson d'excitation parcourt les feuilles quand le vent souffle entre les branches de l'arbre centenaire et les fleurs. Ces végétaux ouvrent leurs pétales arc-en-ciel et magnétisent les rayons lunaires comme du miel attirerait des abeilles. Les voilà qui jouent ensemble, ils tournoient dans une danse enflammée, exaltant comme un rappel à l'amour de mes parents. Un hommage que rend la nature à ce couple idyllique dont la mort m'a privée. La faucheuse ou le Roi ? Un rictus dédaigneux étire mes lèvres, l'un n'allait pas sans l'autre.

Je me détourne de la scène enchanteresse pour m'enfoncer dans les entrailles du palais. Le labyrinthe de boyaux perdrait l'ignare qui tenterait de découvrir le secret enfoui au plus profond de ses viscères. Très vite, l'atmosphère devient poisseuse. La magie n'opère plus. Un calme olympien parcourt les murs de pierre que des torches, situées à intervalles réguliers, éclairent. Mes pas pressés sont étouffés par le bruissement de la traine de la robe. D'un geste hautain, je relève le tissu bleuté et me redresse. L'heure du huis clos approche et, malgré mon envie de vomir à l'idée de revoir cet être balafré, ma démarche assurée accélère. Une mèche chatouille ma joue moite que je chasse d'un revers de main. Aucun indice de ma nervosité ne doit transparaître. L'enjeu est important, trop important pour perdre l'appui de mon confrère. Tout repose sur ce conciliabule.

Sans un regard pour protéger mes arrières : ma partie animale m'avertira si un trait-misère tente de me suivre, j'avale les kilomètres de couloir qui sillonnent mon palais. Le corridor s'enfonce sous terre et l'air se raréfie. Mon cœur entame un solo sur le rythme d'une danse de salon, accélérant la coulée de sueur sur mes tempes. Les doigts sur le collier de perles, dernier souvenir qui me raccroche à ma famille, j'arrive devant la porte. La seule qui orne les murs.

Finalement, je ne résiste pas à l'envie de regarder dans mon dos. Je sais pertinemment que les esclaves se relaient auprès de l'Impératrice. La ronde des soldats est centrée sur les remparts, à l'extérieur de la ville. Quand l'image parfaite de l'Impératrice, ensevelie par une tonne de couvertures, agresse ma rétine, je ne peux retenir un sourire suffisant. Encore quelques jours et le pouvoir me reviendra. Après les manigances du Roi, ce n'est que justice.

Sans lui, le trône m'appartiendrait à l'heure actuelle.

Mon attention revient sur la porte et, d'un geste habituel et rapide, je coiffe ma chevelure. Ce mouvement trahit mon angoisse. Toujours le même. J'ouvre le battant d'une rotation de poignet et entre dans la pièce. Il ne reste aucun signe qui pourrait montrer mon infériorité à mon vis-à-vis.

Entre deux piliers de granite, un miroir trône. Sa lumière verte éclaire l'alcôve d'un teint terne, triste. Une mer verticale gondole sa surface plate. Comme le ronronnement d'un chat, des vaguelettes surgissent pour éclabousser le sol avant d'être absorbées par la terre cuite. Je m'approche en toussotant pour signaler ma présence. D'une illumination, l'onde transparente se solidifie pour laisser apparaître un individu encapuchonné. Sa cape noire cache une partie de son visage, mais une cicatrice barre verticalement sa joue. Un sursaut de dégoût crispe mes épaules. Une inspiration, d'une senteur de moisissure, parvient à m'apaiser, pour quelques minutes. La laideur n'a pas sa place dans ce pays, seule la beauté est vénérée. Les lèvres pincées, je résiste à l'envie de lui planter un couteau dans le cœur, de plonger mes doigts dans cet organe encore chaud et de le lui arracher de la poitrine.

D'un geste de la main, il me somme de parler. Des éclairs dans les yeux, la posture raide, je m'exécute, non sans l'avoir assassiné plus d'une fois du regard. Ma partie animale montre les dents, elle non plus n'aime pas qu'on la dénigre au rang de faire-valoir.

— Le plan se met en marche.

Devant son manque de réaction, je m'oblige à reprendre. Mes mains tremblent sous le désir de l'éviscérer.

— L'Impératrice meurt et les mercenaires sont à la recherche de l'antidote.

— Je vois ça, chantonne-t-il à la voix cristalline.

Mon épiderme frissonne sous la caresse abrupte de ce timbre semblable à un diamant. Au cœur de sa surface lisse et mystérieuse se cache une pierre dure et tranchante. Redressant le menton, je replace avec élégance une mèche derrière mon oreille quand j'aperçois deux orbites ivoirines.

La marque des chamans onirique. Surclassant leurs confrères dans la maîtrise de la magie, ils sont le bras armé de Terre-Mère. Un exécuteur sans foi ni loi. Un mouvement me détourne du miroir verdâtre pour regarder derrière moi. La fourrure de mon animal double de volume quand des silhouettes se découpent de l'ombre. Il ne les a pas entendu venir.

Quatre assassins se prosternent, poing sur la poitrine pour me prêter allégeance. Vêtu d'un ensemble noir, leur anima'frère ou sœur à côté, ils redressent la tête. Le chaman entonne une incantation dans une langue inconnue. Un filet enfumé noirâtre se dégage de ses mouvements pour passer à travers le portail bleuté avant de nous lier, les messagers de la mort et moi. L'émanation entre dans nos corps pour atteindre notre organe vital qui se presse sous la douleur et je dois faire appel à toute ma volonté pour ne pas tomber à genoux. Je m'autorise simplement à fermer les yeux et à laisser ma partie animale gérer la souffrance.

Lorsque j'ouvre les paupières, je ne suis plus deux dans mon esprit, mais six. Leur pensée, leur aspiration et les liens qui les unissent à leur compagnon. Tirant sur le fil qui nous relie pour tester la résistance, je souris, satisfaite en voyant la grimace qui déforme leurs traits.

— Tuez-les ! exigé-je en marquant ma volonté au fer rouge dans leur conscience.

Ils se dispersent dans la seconde qui suit. Quand je reporte mon attention sur le psyché, l'image a disparu. Il ne reste qu'une mer agitée. Je repousse d'une poussée mentale ma partie animale qui tente de communiquer avec moi. Personne ne se mettra en travers de mon chemin. Ni cette peste d'Impératrice, ni son idiote de sœur.

Le pouvoir est à moi et rien qu'à moi. Après tout, il me revient de plein droit. Je sors de la pièce en la fermant derrière moi.

Les pions en place, le jeu peut enfin commencer.

L'envoyée des Cildar {EN COURS}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant