Chapitre 1 : Village du vent

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Image by Syntetyc (Roberto Nieto) - Deviantart

Trevor DeMaere - Sky Kingdom



— « ...Et c'est ainsi qu'après la guerre, la coalition d'Utop décida de scinder le monde en deux : les Fourvoyards qui avaient détruit la planète par les armes biologiques et nucléaires se virent condamnés à rester aux sols putrides de Gaïa, et les Illumineux, enfants innocents d'un peuple né dans ce conflit, eurent le droit de demeurer au ciel, au-delà des nuages par-delà la cruauté humaine. Pour garantir cette paix, la coalition implora les fils de Zéphyr de nous protéger des Fourvoyards qui tenteraient de monter à Utop. Le tramontane aux yeux d'or fut le dernier à leur résister. »

— Et ils ont réussi ?

— Tu vas me demander ça tous les soirs ? rit la jeune femme. Avec un peu de chance, tu connaîtras ces légendes sur le bout des doigts.

— Je pourrai aller sur Gaïa un jour moi ? demanda la fillette dont les bouclettes blondes tombaient sur ses sourcils.

— Le sol est souillé mon ange, il n'y a plus d'animaux ni de végétaux, on ne peut plus descendre, il faut se faire à l'idée. Notre vie est maintenant ici.

— Mais t'as jamais essayé ! Et puis le tramontane aux yeux d'or peut me protéger !

— Edel, cesse de t'emballer autant pour un conte, ce ne sont que des histoires pour enfants.

Voyant que sa fille baissait les yeux, elle reprit plus tendrement :

— Nous n'avons plus entendu chanter le tramontane depuis des siècles tu sais. Allez, endors-toi.

— J'essayerai mon nouvel avion demain ! Il volera encore plus haut que l'ancien tu vas voir !

— Je n'en doute pas le moins du monde, sourit-elle. Mais maintenant il faut dormir !

— Bonne nuit m'man !

— Bonne nuit Edel.



Par-delà l'horizon, un immense astre de cuivre perfora les nuages de sa lumière pour laisser lentement remonter celle-ci le long des tuiles des bâtisses. A peine avait-elle effleuré le seuil que la jeune fille ouvrit brusquement la porte d'un revers de la main. Sac en cuir dans le dos, tout un matériel de petit aventurier dans le bagage, deux bottes de tissu épais lacées jusqu'aux genoux, son veston préféré sur les épaules, elle était parée.

— Maman ! Je vais voir Hélios !

— Reviens avant ce soir s'il te plaît ! lui cria-t-elle. Et ne t'éloigne pas trop du village !

Une vieille femme au turban orangé accompagna la mère au pas de la porte pour regarder l'enfant s'éloigner, un avion de papier à bout de bras. Elle sourit dans un regard affectueux.

— Tu devrais la laisser un peu, il ne lui arrivera rien. Tu sais bien qu'elle part souvent sans prévenir, estime-toi heureuse qu'elle l'ait fait cette fois-ci ! puis elle laissa échapper un rire rauque et usé par l'âge.

— Son père était comme elle maman, je ne peux pas me permettre de la perdre aussi, elle joignit ses mains à son poitrail, ne pouvant s'empêcher d'être inquiète. Faites que Zéphyr veille sur elle...


Les rayons du soleil, semblables à des lances de lumière, jouaient entre les nuages sans même attendre que le vent ne termine sa nuit. Edel était la première éveillée, une fois n'est pas coutume. A son passage dans les rues du village, les moulins se mirent tous en rotation un à un afin de pomper les eaux des fontaines et moudre le grain des champs. Une poule cocote dans un jardin, le bois des maisons craque, l'acier du pont grince : Utop sort de son sommeil. Il n'y avait plus besoin d'attendre, le vent était en train de se lever et la jeune Edel avait quitté le dernier terrain pour galoper à présent à travers les champs de colza. Un sifflement se fit entendre à son oreille et ses boucles blondes voltigeaient le long de ses épaules.

— Bonjour Zéphyr ! cria-t-elle aux vent dans ses cheveux.

Pour seule réponse, une bourrasque souffla les ailes de son avion de papier pour le faire planer quelques mètres au-dessus de sa tête alors qu'elle souriait dans sa course.
Edel n'est qu'une enfant, mais ses expéditions la poussent à aller toujours plus loin aux frontières de l'île flottante. Elle traversa les champs de colza, les plaines de sel, la chaîne de roches du Nord-Est pour enfin apercevoir les miradors. Tout un collier de clôture, de tours et de barbelés ceinturait les bords de l'île afin de s'assurer qu'aucun Illumineux n'en tombe. Mais cela fait depuis bien longtemps que ces barrières ne surveillent plus personnes. Et la curieuse aventure demeure une force bien supérieure à la prudence.

L'avion de papier survola le barbelé pour continuer de planer dans une pente d'herbe, puis se poser légèrement sur une butte de terre. D'un regard fureteur, Edel se fraya un passage dans une des nombreuses brèches de la clôture, prenant soin bien sûr de ne pas abîmer ses vêtements. Le poids du sac à dos chargé la fit glisser puis dégringoler jusqu'à la butte de terre dans un vrac métallique.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux de sa chute, le sol n'était plus. Seuls les nuages couvraient l'horizon à perte de vue. Les lances de lumière dansaient dans la voûte céleste. Elle n'était jamais allée aussi loin dans les profondeurs de l'île. Le vent redoubla de violence et le planeur ne fit qu'un saut dans le vide, pour flotter gracieusement dans les divers courants des airs.
Edel ne disait rien, assise contre cette butte que l'on distinguait à peine du sommeil de la pente. Un sourire étira ses joues et, d'un simple mouvement de jambes, elle se dressa au sommet de ce petit promontoire pour écarter les bras, puis les doigts, les nuages déferlant sous ses orteils. Elle libéra toute la force de ses poumons d'un puissant cri de victoire. Le vent virevoltait autour d'elle... quelle douce sensation d'invincibilité. La construction de papier cessa soudainement de voler pour lâchement se laisser tomber dans le vide.

— Tant pis, j'en ferai un autre, marmonna-t-elle en ramenant ses bras le longs du corps.

C'est alors qu'un chant mélodieux surgit des profondeurs de la terre pour envahir le ciel. Aux aguets, Edel scruta les nuages, avant de prendre conscience que ce son venait d'en bas. Avançant son buste jusqu'au bord de la terre flottante, elle tendit l'oreille, les sourcils froncés. La mélodie se fit à nouveau entendre, semblable au chant d'une baleine. Il n'y a pourtant plus aucun animal depuis longtemps sous les nuages. Peut-être était-ce un courant d'air dans les racines dépassant de la roche qui faisait ce son. Elle allait descendre de la butte de terre quand le vent doubla de puissance, au point de faire siffler les fils de barbelé. Les lances de lumière disparurent derrière des nuages plus épais : il était temps de rentrer.

Edel fit demi-tour dans un équilibre maîtrisé, ses bottes de tissu calmement posées au sol lorsque le barbelé siffla plus violemment, et une bourrasque plongea sur elle en faisant valser l'herbe sur sa route.

Le vent lui saisit les côtes... et la souffla dans le vide.

Edel (en pause)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant