Chapitre VI: La Fête

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Le lendemain, après le départ des Bonchamps, Eugène emmena Grégoire avec lui dans les bois. Il devait y rencontrer des chasseurs et en profiter pour passer du temps avec son fils. Maud et Claire quant à elles, se rendirent au bourg. Ce soir-là, la fête patronale devait avoir lieu dans la grange des Murice et on s'y attelait fièvreusement. Comme de coutume, Maud s'y rendait apportant des gerbes de fleurs de son jardin, des nappes et deux cochons que Margoton et d'autres hommes du village devaient abattre et faire cuir à la broche. Un délice qui vous ravissaient les papilles rien que d'y penser.

Hélas, le trutton était aussi de la partie, accompagné de Damien et d'un autre républicain, chargés de sa sauvegarde.Le trutton n'était toujours pas à l'abri de quelques chiens hargneux ou galopins un peu échauffés. Il tentait vainement d'être gentil et serviable, mais ne pouvait remplacer le bon abbé Mercy, obligé de se cacher au péril de sa vie. Sa petite voix nasillarde vous vrillait les oreilles. Surtout qu'il s'en servait à tort et à travers, sans interruption.

Durelliez salua Maud et Claire lorsqu'elles passèrent près de lui. La bonne avait fait savoir à sa maîtresse le geste du soldat lors de la perquisition et la Baronne lui en était reconnaissante. A part quelques rares exceptions, la jeune femme était d'un naturel très miséricordieux. Et quelque chose paraissait lier la Baronne à Damien. Quelque chose de fort et incompréhensible.

Pour ce qui était de Claire, malgré le dégout de l'uniforme, elle ne pouvait s'empêcher de lui trouver un charme certain. Il était brun, les cheveux coupés en brosse, les yeux d'un bleu très clair, le teint pâle, il avait à peu près l'âge de Monsieur le Baron, trapu avec un continuel sourire insolent. Les mains dans les poches, le regard rêveur, il inspirait la sympathie, même aux plus récalcitrants. La gouvernante rougissait et pestait contre le fait qu'elle pouvait trouver des qualités à un pataud.

En ce beau mois de mai, on bariolait le village de couleurs chatoyantes. Un écrin de bonheur dans tant de bouleversements. Ces petites gens étaient en pleine effervescence, heureux de quitter leur charrue pour sortir un peu du quotidien. Il n'y aurait pas de procession cette année. Le trutton avait eu l'audace de se proposer. Cependant, un seul regard hautain de la part des notables du village avaient suffi pour enfin le faire définitivement taire. Dû moins sur ce sujet. Le trutton s'occuperait des soldats républicains si ceux-ci voulaient faire des actes de piété. Plutôt aucune consolation céleste qu'une mascarade blasphématoire. Non, ce serait juste une fête où l'on festoyerait gaiement, bien qu'en ayant une pensée pour le Bon Dieu. Ils n'étaient pas des païens.

Maud retourna chez elle en milieu d'après-midi, retrouver son mari et son fils. Et puis sa grossesse se poursuivait assez mal, il lui fallait du repos pour pouvoir assister à la veillée. Car évidemment elle n'aurait été absente sous aucun prétexte. La bonne avait un congé pour aller voir le rebouteux du village; Montfort. C'était un vieil ami, un orphelin comme elle, qui l'avait adoptée comme sa fille lorsqu'elle était arrivée au village avec la Baronne et lui enseignait des rudiments de son art durant son temps libre. Pourtant, en y regardant de plus près, on pouvait penser perfidement que le but inavoué était aussi de pouvoir continuer à observer le beau Damien. Nous laisserons aux commères le soin de trancher.

La nuit tomba. Les brasiers s'allumèrent un à un, l'assemblée grossissaient de plus en plus. Tout le village était là, ainsi que de nombreux habitants de hameaux voisins. Si les Guérinière vinrent en toute simplicité se mêler à leurs serfs, ces derniers leur laissèrent tout de même la présidence de la tablée. On s'attablait dans l'immense grange, autour d'une longue table de banquet, lorsqu'un invité de marque se fit annoncer; l'abbé Mercy. C'était bien lui! Le brave curé qui avait laissé sa soutane à la sauvegarde des lièvres pour pouvoir revoir ses ouailles. Le curé était le jeune frère de Paulette Murice, l'intendante de la Baronne. C'était un enfant de l'Evre, aimé de tous et déjà un saint pour les bigottes. Il arrivait, doucement, les traits marqués par la traque incessante dont il faisait l'objet, mais toujours avec son petit sourire humble et lumineux. Les Guérininiens se mirent tout de suite à genoux, implorant sa bénédiction. On écarta aussitôt les tables. Le prêtre était présent, les habitants réclamèrent une messe! Bonheur dont ils étaient depuis trop longtemps privés. Tous, nobles et paysans, hommes et femmes, jeunes ou vieux, s'agenouillèrent sur la même paille d'étable, adorant d'un seul cœur le Très-Haut. On sortit: "le matériel eucharistique" comme disait Philibert Margoton, bien cachés dans les coffres et les bahuts. Ce fut une messe basse, cependant elle fut d'une intense ferveur. On aurait cru que même les anges gardiens de ces fidèles, s'étaient incarnés pour assister eux aussi au Saint-Sacrifice. Les animaux comme les nourrissons se taisaient. Grégoire servit à l'autel, chérubin joyeux de ces fidèles rassemblés, accompagné de ses amis Ludovic et Antoine, le trio inséparable. Au cours de l'office, Maud se permit de presser le bras de son époux, lui montrant dans le box vide; le curé jureur qui pleurait. Eugène sourit devant ce petit miracle.

A la fin de la cérémonie, on l'accueillit comme un frère perdu enfin retrouvé, sans aucune rancœur. L'abbé Mercy se rhabilla en batelier, le Baron lui bourra une pipe et on apporta les porcs des Guérinière cuit à point sur la broche. Les parfums de thym et de romarin vous montaient délicieusement à la tête et embaumaient l'atmosphère. On arrosa dignement cette fête qui pouvait être la dernière. Les jeunes dansèrent, les conteurs racontaient les histoires et les légendes du pays qui étaient aussi âgées que les chênes du jardin des Guérinière. Grégoire les écoutait avec ravissement bien que sa préférée soit le conte du Prince et de la Louve. Il la réclama finalement à sa mère.

- Dans une contrée lointaine, vivait un prince héritier du trône de son pays, timide et renfermé. Il s'isolait souvent dans les bois qui bordaient le parc de son château. Il craignait le jour où il devait devenir Roi. Il ne le voulait pas, il ne voulait pas accomplir cet immense devoir. Le Prince rêvait de devenir poète ou paysan.

- Les bleus! Alerta Ludovic Murice.

- Monsieur l'abbé, vite! Se précipita Eugène.

           Les aînés se hâtèrent de faire sortirent le prêtre par une fenêtre derrière la grange, tandis que les femmes entravaient l'avancée des soldats. Pourtant cela ne dura pas. Le lieutenant Beauce envoya un détachement contourner la bâtisse pour rattraper le fuyard et fit intrusion dans la grange. L'officier avaient vu le Baron aider l'abbé Mercy et il courut vers lui. Le Baron écarta sa famille loin de sa personne et alla à sa rencontre.

- Arrêtez le citoyen ci-devant de la Guérinière!

Un soldat avait bousculé le noble pour pouvoir s'accouder aux rebords de la fenêtre afin de tirer sur les fugitifs. Eugène échappa à ses geôliers et fonça sur le tireur, l'écrasant contre la paroi. Le soldat laissa tomber son arme. Eugène s'en servit aussitôt comme gourdin contre des soldats qui malmenait les paysans encore présents. Hélas, il n'avait pas combattu depuis longtemps. Ne voulant pas tirer, il se fit rapidement mettre à terre et cogné par les soldats hargneux. Albert était le premier à donner les coups et aussi les plus brutaux. Maud, effondrée, se jeta sur lui, lui agrippant le bras de tout son poids et lui assénant un brusque crochet du droit dans la mâchoire. Un caporal ivre de violence, l'empoigna par les cheveux et la projeta contre une poutre porteuse. Maud poussa un râle épouvantable, qui glaça le sang des combattants et fit cesser la mêlée.

- Mère! Hurla Grégoire.

Du sang s'écoulait par le bas de la robe de la Baronne. Eugène, se retourna tant bien que mal vers elle. Il rampa en direction de son épouse, pitoyable. Chaque centimètre parcouru lui arracher un gémissement. Montfort se fraya un chemin et accourut vers elle.

- Retournez-vous! Ordonna le docteur impérieux.

La folie des hommes étaient retombée pour un temps, face à la douleur de la femme. Damien semblait perdu. Claire serrait Grégoire dans ses bras, lui forçant à cacher ses yeux. Albert somma ses sbires de ramasser le Baron, de le menotter et de l'emmener. Certains protestèrent, trouvant cela odieux de séparer un mari dont la femme était blessée, mais le lieutenant se fit inflexible. Eugène était incapable de résister. Il fixait sa femme désespérément, dont il voyait le visage crispé de douleur par-dessus l'épaule de Montfort. Il ne pouvait pas la protéger. Une nouvelle fois, il se retrouvait impuissant face à sa détresse. Eugène se sentait tellement misérable...

- Maud... Gémissait-il.

Le rebouteux quémanda des potions et ses outils de travail, Albert demanda à Damien de s'en charger, ce qu'il fit promptement. On trainait Eugène hors de la grange, sous les yeux désolés des habitants. Il eut juste le temps d'entendre Montfort soupirer:

- C'était une fille...

Eugène ne se rendit pas compte des larmes de rage et de tristesse qui s'écoulèrent de ses joues.

- "Pourquoi Seigneur?"


Et voilà! J'ai mis à jour tous les anciens chapitres, n'hésitez pas à me faire remarquer les possibles fautes. A bientôt pour la suite!

La Louve de la Grande ArméeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant