Chapitre 6

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Mon père s'est tut. Il fixe la route, le regard impénétrable. Ce même regard que j'arbore au quotidien, et qui fait de moi sa fille, sa plus grande fierté. Il a toujours été juste avec moi. Il m'a toujours poussée à me surpasser, peu importe les enjeux. Je lui en suis tellement reconnaissante. Maintenant que l'idée de sa disparition est devenue inéluctable, je me rend compte que j'étais loin d'être prête à accepter ce vide. Je ferme les yeux. Chacun pour soi. Je savais que ça finirait comme ça. Je me croyais résignée, prête à accepter la réalité. Idiote que je suis.

Nous roulons encore quelques dizaines de minutes. J'observe le paysage urbain défiler, pour laisser place à la campagne. Je tente tant bien que mal de maîtriser mes émotions, comme j'ai toujours su le faire. Toute ma vie j'ai cru que la nature reprendrait l'ascendant sur l'humanité, que les catastrophes s'enchaineraient et nous terrasseraient en quelques années, avant de finir en beauté par un ultime bain de sang pour s'accaparer les ressources restantes. Je n'aurais jamais imaginé qu'un gouvernement puisse prendre la décision d'enrayer coûte que coûte ce scénario, au prix de 92% des vies du pays. Et maintenant je vais me retrouver seule, ce scénario que je m'étais passé en boucle dans la tête. Mon père me sort de mes pensées en s'arrêtant sur le bas-côté. Il déboucle sa ceinture et sort mon sac à dos qu'il dépose sur le bord de la route. Je n'ai pas bougé d'un millimètre. Il ouvre la portière et saisi mon menton.

-Sache que je suis fier de toi, et que je m'en veux terriblement de te laisser là. Si par miracle, ils trouvaient un moyen de... Enfin que nous y survivions, nous nous retrouverons tous ensemble, à la maison de campagne de grand-mère, dans les Landes, et on prendra des vacances à vie.

Je m'extirpe de la voiture, ramasse le sac à dos et me poste devant lui. Il m'embrasse sur le front et reprend:

-Aller file maintenant. Vers la forêt, à l'Ouest dans un premier temps. Cache toi, ces trois prochains jours et évite à tout prix les villes. Je te sais assez intelligente pour t'en tirer.

-Merci papa. Je fonds à nouveau en larmes, et pour la première fois de ma vie, je le prends dans mes bras.

-Aller. Vas y.

J'inspire un grand coup, et lui tourne le dos. Je fais un pas, puis un deuxième. J'entends le vrombissement de la voiture qui s'éloigne. Une dernière larme vient s'écraser sur ma chaussure. Je me promets qu'il s'agira de la dernière, en l'honneur des mes parents. À présent je vais devenir celle qu'ils voulaient voir devenir. Celle qui se tirera de cette situation merdique. Je commence lentement à marcher. Je devrais atteindre la forêt avant la nuit, avec un bon rythme, en coupant à travers champs. L'air froid du mois d'octobre me caresse doucement le visage, porteur d'un terrible message. La maladie arrive. Je tente de regarder sur mon téléphone son avancée, mais impossible de remettre la main dessus. Merde. Mon père me l'a sans doute pris en douce, pour ne pas que je tente de les recontacter, ou que ma mère le fasse. Cet homme pense vraiment à tout.

***

La nuit est tombée depuis des heures (moi et mes estimations), et je commence sérieusement à avoir mal aux pieds. Quelle putain de journée. Je regarde devant moi. Plus qu'un champ et une route à franchir, et la forêt sera mienne. Je trouverai un endroit assez camouflé pour ma première nuit, et demain je m'occuperai d'établir un nouveau campement. Revigorée par l'idée de dormir, j'accélère la cadence. À peine un pied posé sur la route, j'entends un vrombissement de moteur se rapprocher à ma droite. Des crissements de freins retentissent, je me jette de l'autre côté de la chaussée, et atterris à plat ventre dans l'herbe.
Des portières claquent et une voix d'homme s'élève:

-Mais qu'est ce que tu fous ici en plein milieu de la nuit ?!

On me saisi par le sac à dos et on me remet sur pieds en moins de deux. Mes yeux mettent un temps à s'adapter à la lumière des phares. Un homme en uniforme se tient devant moi. La Brigade Du Maintiens de l'Ordre. Et merde. Son expression change net quand il s'aperçoit que je ne suis qu'une ado.

-Manquait plus qu'une ado en fugue pour couronner cette journée de merde. Non mais sérieux ? Tu te fais la malle dans un contexte pareil ? Quand on dit que les ados ont un manque de matière grise évident ! Aller monte sans faire d'histoire, je te ramène au poste.

Je tente de me dégager mais il m'attrape par la nuque et me fais monter dans la voiture. Il se saisit de mon sac et le jette dans le coffre. Je tambourine à la vitre:

-Mon père, c'est votre supérieur ! Monsieur Tom Carter !! Si vous me ramenez, il va entrer dans une colère folle !

-Mais oui bien sûr ma belle. T'es pas la première à me sortir cette excuse tu sais.

Il monte au volant.

-Je peux le prouver ! J'ai une pièce d'identité dans mon sac !

-Arrête ton char, ça sert à rien du tout de gagner quelques secondes. Que tu le veuilles ou non tu vas rentrer chez tes parents. Tu n'es pas en sécurité dehors en ce moment. Tranche-t-il

Je décide de tenter le tout pour le tout, je ne peux en aucun cas me permettre de retourner en ville.

-Je ne mens pas! Sinon comment expliquez vous le fait que je sois au courant pour l'épidémie et l'ordre de préparation que vous avez reçu ce matin ?!

Il marque un temps d'arrêt, et m'observe d'un air suspicieux dans le rétroviseur.

-Alors là ma grande, tu vas venir avec moi au poste et on va avoir une très sérieuse discussion toi et moi.

Sur ce, il remonte la vitre séparant l'avant de l'arrière du véhicule. Le message est clair : il ne me laissera pas partir, et il veut que je ferme ma gueule.

Pour qu'on se souvienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant