(Martin)
Nous avons discuté un peu en prenant une boisson chaude, Violette et moi. Son séjour à Paris lui a plu, et n'a rien changé à son envie de faire des longues études. Elle a un peu plus de quatorze ans et je pense que c'est elle la plus mature de nous deux. Je n'ai strictement aucune idée de la façon de procéder pour qu'elle y arrive mais il n'est pas question que je n'y mette pas toute mon énergie. Elle baille depuis un petit moment, aussi je l'envoie au lit.
Après une douche et un tout dernier regard sur mon téléphone qui m'apprend la même chose que les dix précédentes fois : Ludovic dort et n'a sûrement pas vu mon message. Il est deux heures lorsque j'éteins ma lumière : je suis un oiseau de nuit.
Le son annonçant un message me sort de mon demi-sommeil.
[ bonjour, toi. Pas vu ton message, trop usé. Tu me manques] .
Je l'appelle sur le champ.
- Hello, dis-je.
- Je ne m'attendais pas à t'avoir au téléphone. Il est tôt, tu as mal dormi ?
- Ton message a percuté mon demi- sommeil, expliqué-je. Ton neveu t'a usé ?
- Non. Il a fait le marchand, et nous avons pas mal discuté. Et toi, ce repas ?
- Ils ont aimé... Je crois que je fais fausse route, Ludo, dis-je dépité. Je peux passer cet après-midi ?
- Bien sûr que tu peux venir, Martin. Je serai à la vente, et il y a de fortes probabilités que mon neveu aussi. Je croyais que tu allais rester avec Violette.
- Elle est déjà en train de travailler et elle va sûrement le faire toute la journée. Je peux sans problème m'absenter quelques heures.
Nous avons discuté un peu encore, puis Ludovic a dû partir pour accueillir les clients. J'aimerais tellement être capable de parler à ma soeur, arrêter de lui cacher qui je suis au fond de moi. Je sais pertinemment que Ludo en souffre. Après un profond soupir, je sors du lit et me dirige vers la cuisine. Le café est prêt, dans son thermos, comme chaque matin. Je m'en sers une tasse et tout en le sirotant tranquillement, je me dirige vers le coin salon. Violette y est installée, les écouteurs aux oreilles. Plusieurs livres et classeurs s'enchevêtrent sur la grande table en pin, Violette tape la mesure avec un crayon. Je sais que la musique n'est peut être pas conseillée pour la concentration, mais en ce qui concerne ma petite soeur, elle ne travaille que dans ses conditions et vu ses excellents résultats scolaires, je ne vais pas lui râler dessus.
Je pose mes mains de chaque côté de son buste et lui embrasse le haut de la tête. Aussitôt, elle ôte ses écouteurs et me sourit.
- Bonjour. Tu as bien dormi ? me demande-t-elle. Il est tôt.
- Bonjour ma puce. J'ai bien dormi, oui. Et toi, cela fait du bien de retrouver son lit et de reprendre ses habitudes de lever matinal ?
-J'ai récupéré mais j'avais faim, alors je me suis levée, Et j'ai été chercher des croissants. Il t'en reste deux, dit-elle en montrant un sac en papier sur la table.
- Bien vu, petite maline ! Comment puis-je te râler dessus après, dis-je en piochant dans le sac. Cela te dit qu'on aille faire deux trois courses ? Le repas de midi est prêt.
- Le temps de passer à la douche. J'ai assez travaillé pour ce matin, je reprendrais cet après-midi.
- Cela tombe bien, j'avais envie d'aller voir un copain. On se prépare ?
Et pendant qu'elle range ses affaires et file dans la salle de bain, moi je file dans ma chambre me préparer. Violette, malgré son jeune âge, se comporte comme une adulte. J'essaye de l'ouvrir vers l'extérieur mais au milieu des autres, elle se referme, perd toute confiance.
Les courses avec ma sœur valent toujours le déplacement, elle déteste les lieux qui lui sont inconnus. Je m'efforce donc à en trouver. Soyons clair, il y a aucune méchanceté dans ce geste, bien au contraire. Violette n'aspire qu'à être invisible pour les autres, pensant qu'ainsi elle évitera tous les soucis classiques. Cela semble fonctionner au lycée puisqu'au dernier rendez vous avec son professeur principal tout allait bien malgré une timidité presque maladive m'a-t-il précisé.
-C'est ici, dis-je à ma sœur en lui montrant la devanture. Ne te tords pas les doigts, Violette, nous y allons ensemble. Un client m'a recommandé cet endroit.
Elle me fixe, angoissée, espérant que je vais céder et la laisser seule dans la voiture. Ludovic est le client qui m'en a parlé et je sais que je peux lui faire entièrement confiance.
A l'intérieur du magasin, à mes côtés, elle se détend et regarde. Nos nez sont sollicités par les odeurs de tous ces fromages exposés : Ludovic a raison, cette fromagerie vaut le déplacement et je sais que j'y reviendrai pour mes dîners. Il est temps de faire travailler ma soeur. Je l'entraîne à l'écart et lui donne mes consignes. Elle doit les suivre à la lettre. Une dizaine de minutes plus tard alors que le vendeur commence à nous regarder bizarrement, elle se lance.
- Bonjour. Je souhaiterai 150 grammes de votre Saint-nectaire, s'il vous plaît. Puis-je en goûter un petit morceau ?
Sa voix est à peine audible, mais elle ne bégaie pas. L'homme devant l'étal lui sourit gentiment et lui offre de la pointe d'un couteau le morceau demandé. Elle croque dedans sans dire un mot et hoche de la tête. Je m'approche, paye le fromage et nous sortons. Violette tremble, aussi je lui prends la main et je la serre contre moi.
- Bravo, ma puce. Tu as fait d'énormes progrès, la félicité-je.
- Ne te moque pas de moi, tu veux ? ronchonne-t-elle. C'était nul.
Je ne lui réponds pas, car c'est faux. Pour quelqu'un d'extérieur cela devait être pitoyable ces quelques mots tout juste audibles. Mais je mesure l'effort produit : le lycée est le lieu qu'elle adore pour ce qu'elle y apprend. Il est aussi pour elle une source d'angoisse continuelle où elle tâche de se rendre invisible.
Après le repas, je pars donc laissant Violette concentrée sur son travail scolaire. Sur le petit parking devant chez Ludovic, il y a quelques voitures. Parfait pour le voir tout en restant discret.
Son regard m'accroche immédiatement lorsque j'entre dans le local. Nous l'avons installée un weekend avec son pote Frédéric.
Quelques étagères pour déposer les cageots, des plateaux, tout est harmonieux. Ludovic encaisse les achats d'une cliente alors qu'un jeune homme en fauteuil roulant pèse les articles d'un autre client. Assurément, il s'agit du neveu, très à l'aise a priori vu son sourire.
Je me promène tranquillement posant quelques légumes et fruits dans le panier attrapé à l'entrée. Très vite, une délicieuse odeur de chèvrefeuille m'enveloppe et une voix grave interrompt mes recherches.
- Puis-je vous suggérer cette catégorie de pommes ? me propose Ludovic. Elle est légèrement acidulée crue mais à la cuisson cela devient extraordinaire.
- Je vais goûter la version crue de suite, alors, réponds-je en sortant mon couteau de ma poche.
D'un geste sûr, j'entaille la pomme et enfourne un morceau que je laisse fondre dans ma bouche. Je fixe Ludovic et je recommence mon manège. J'ai à peine conscience des autres autour de nous, comme à chaque fois que Ludovic est près de moi.
- En effet, elle a un goût extraordinaire. Je vous en prends un kilo. D'autres suggestions ?
Ludovic éclate de rire et se dirige vers la caisse avec mes pommes. Je le vois discuter avec son neveu et celui-ci regarde dans ma direction. Il n'y a plus d'autre clients signe que la vente d'aujourd'hui se termine.
-Martin, tu as besoin d'autres choses ? m'interpelle mon amant.
- Non, c'est tout, dis-je en m'approchant d'eux et lui confiant mon panier.
- Martin, voici Fabien le neveu dont je t'ai parlé. Tu restes prendre un café ?
- Bonjour, dis-je en serrant la main du jeune. Avec plaisir. Besoin d'un coup de main pour ranger ?
- Non, je le ferai tout à l'heure. Allons-y.
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Des Légumes Dans L'assiette.
RomanceLudovic, 28 ans, maraîcher, a accepté d'accueillir son neveu Fabien. Celui-ci en rupture avec ses parents, ingérable, en fauteuil roulant va venir passer une année chez lui pour rattrapper les deux dernières années scolaires catastrophiques. Martin...