Chapitre 20 - Corrigé

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Les scientifiques durent m'attendre une heure, la couturière devant réajuster la robe qui avait été préparée avant mon accident. Le fourmillement habituel arriva dès que je passai la porte hermétique du sas, seulement aucune sensation de vide ne s'empara de mes sens. Je rouvris les yeux pensant trouver Edgard Madson devant moi, mais ce fut un autre décor qui m'accueillit. Celui du parc aux arbres dépourvus de toutes feuilles, frappé de plein fouet par la brise couchant l'herbe sur son passage. En un clignement des yeux, l'année 1788 m'avait happée.

***

- Que diantre faites-vous ici, encore ?

Daniel me rejoignit au milieu du hall, paré d'un costume rose poudré magnificent sa chevelure. Le majordome n'avait pas eu le temps d'emporter ma cape avec lui que le Vicomte était déjà apparu en trombe d'une pièce annexe.

- Nous sommes dimanche, je venais vous quérir pour une balade, avouai-je soudainement incertaine.

La vérité était que j'avais essayé de flâner seule dans les rues de la capitale. Seulement, ce siècle n'avait pas la même saveur sans le Vicomte à mes côtés. Sans Daniel.

- Je ne souhaite point marcher par ce temps bien trop polaire. 

- Et bien...

Je tentai un sourire qui ne me fut pas rendu. Cependant j'en vis l'ébauche que Daniel réprima aussitôt. C'était le signe qu'il me fallait.

- ...nous pouvons rester ici, finis-je par dire en haussant les bras. Il fait bien plus chaud vous avez raison.

- Vous êtes bien impertinente...

-... et vous, bien peu galant, renchéris-je.

Dans un soupir théâtral, Daniel céda et me conduisit jusqu'au petit salon d'étude qu'il avait quitté tantôt. Il y avait peu de mobilier, ce qui laissait cette pièce vaste et épurée. Au milieu, une cage à oiseau d'où chantait un colibri attira mon attention. Le petit volatile noir ressemblait au Vicomte, rêvant de s'envoler vers de lointaines contrées et pourtant prisonnier de sa cage dorée. Je passai mes doigts au travers des barreaux pour caresser son plumage charbonneux. Le colibri se lova dans ma paume tout en entonnant son chant.

- Il a pour habitude de pincer les malotrus approchant sa maison.

- Voyez donc par vous même, il m'aime déjà !

Le bruit du raclement d'une chaise se fit entendre puis celui du craquement du cuir sur lequel quelqu'un venait de s'asseoir. Une note brisa le silence en même temps que j'aperçus le piano dissimulé dans l'ombre d'épais rideaux cobalt.

- Il aime être accompagné par le pianoforte, se justifia Daniel qui commença à jouer des notes indépendantes. De plus, vous nous avez interrompus durant une séance.

Les sons se répercutaient sur chaque mur de la pièce laissée volontairement presque vide pour l'acoustique. L'oiseau répondait à chaque gamme créant un concerto délicat.

- Jouez-vous du pianoforte ?

Sa voix n'était qu'un murmure que je percevais à peine. Je m'approchai de l'instrument et laissai glisser mes doigts sur le bois vernis.

- Non, pour mon plus grand regret.

- Votre précepteur ne vous a point appris la musique ?

Daniel leva les yeux dans ma direction, intrigué par cette révélation.

- Enfin, plus rien ne me semble outrageant venant de vous.

Je croisai mes bras sur ma poitrine et le regardai du coin de l'oeil pour le défier. 

- Et bien, devenez mon précepteur le temps d'une après-midi.

Sa pomme d'Adam réalisa un va et vient très lent tandis qu'il m'observait, tiraillé de l'intérieur. Il hocha la tête et se décala pour me laisser une place à ses côtés sur le tabouret. Le Vicomte s'employa à me montrer les accords majeurs et me laissa les reproduire à sa suite. Il enchaina ensuite avec les accords mineurs qui étaient plus compliqués pour la coordination des mouvements.

Tout du long de la leçon, il restait dans son coin et je restais sagement dans le mien. Par moment, mon petit doigt rencontrait son pouce voulant se poser sur la même touche. Sa main repartait alors aussi gracieusement qu'elle était arrivée. Il créait des enchaînements qu'il m'était impossible à suivre. Je posai donc mes paumes à plat sur mes genoux et fermai les yeux me laissant transporter par la mélodie créée par le Vicomte. Je n'ai jamais oublié l'air appris ce jour.

Je sentis sa chaleur avant même de sentir son souffle sur ma peau brûlante de cette soudaine intimité. J'entrouvris les paupières pour le voir m'observer en douce, hésitant sur ses intentions. Ma respiration me sembla trop bruyante dans cette espace hors du temps. Le plus délicatement possible, Daniel encercla mon corps de ses bras et se saisit de mes doigts pour les poser sur les touches sous les siens.

- Je vais vous aider. Laissez-vous posséder par la musique.

Tout doucement, il commanda mes doigts qui le suivaient docilement. Une composition naquit au rythme de nos frôlements. L'espace entre nous était réduit à néant, son genou reposant à présent contre le mien. Ses paumes s'attardaient de plus en plus sur le dos de mes mains jusqu'à ne plus frapper aucune touche. Ses doigts se firent alors une place entre chacun des miens que je refermai sur eux même pour en emprisonner son contact. Sous les caresses de son pouce libre, ma peau m'électrisait de la plus délicieuse des manières.

Nous restâmes plusieurs minutes ainsi, ne bougeant plus telles des statues secrètement enlacées. Le Vicomte souffla sur les poils de ma nuque provoquant un irrépressible frisson le long de mon échine.

- Qui êtes-vous pour ensorceler mes pensées de la sorte ?

Je reposai ma joue contre son épaule, le coeur lourd de mes mensonges.

- Simplement Elia, Daniel. Personne d'autre qu'Elia.

Il appuya sa tête contre mes cheveux pour y déposer un baiser aussi fugitif qu'ardent.

 - D'où venez-vous alors ?

Le colibri décida de briser ce moment réclamant le piano de ses piaillements.

- De loin, très loin. Je peux vous dire que mes ancêtres viennent, certes, du Piémont mais aussi de contrées plus lointaines encore que le point d'aboutissement du périple de Polo.

Je m'écartai avec résignation de son odeur, ne pouvant nous entrainer sur une voie sans avenir.

- Nous rencontrerons-nous ce mercredi... à la librairie ?

- J'y serai... comme avant.

Avant de partir, je lançai à la volée.

- Pauvre oiseau, libérez-le donc. Je vous enfermerai dans une cage que vous voyiez ce que cela fait.

C'est alors que le rire de Daniel, que je n'avais pas entendu depuis des mois, retentit en écho de partout. Je partis de ce siècle avec une sensation de légèreté inédite, et pour la première fois - depuis des mois encore -, je ne me réveillai pas une seule fois cette nuit-là.

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