Chapitre 34 : Union

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Couloirs noirs, musique assourdissante, fumée opaque, femmes et hommes entrelacés, liés, inséparables, pilules bleues, pilules rouges, sol infusé d'alcool, flashs de lumière, lents, rapides, frénétiques, dieux, démons, innocents, coupables. Je pensais que cette époque était finie, ces moments où je me retrouvais entre la vie et la mort, ces moments où l'euphorie me prenait et ne voulait plus me lâcher. Je pensais que cette folie ne me frapperait plus, j'avais raison, elle est venue me poignarder à la place.

J'avançais à travers cette jungle, inspirant la douce odeur d'hormones et de peu importe ce qu'ils fourraient dans leurs poumons. Je me souviens quand ce monde était le mien, quand je me mentais à moi-même disant que je n'en avais pas besoin. La vérité c'est que j'avais tellement peu d'estime de moi que je me devais de la mendier ailleurs. J'avais besoin des regards des autres, de ces mêmes regards qui m'enterraient durant la journée. Quand j'étais mêlée à ces gens, je me sentais à ma place, je faisais partie de quelque chose de plus grand.

Mais tout ça, c'est derrière moi. Je n'avais plus besoin de pilules, j'avais besoin d'air, je n'avais plus besoin d'alcool, j'avais besoin d'aide. L'euphorie s'était transformée en désespoir. Les démons étaient les seuls à siéger dans ma tête. Ce manque, cette envie je la trainais comme une croix, j'étais l'esclave de mon passé. Aujourd'hui, si je suis en vie, c'est grâce à lui, à ce monstre qui me suit peu importe où je vais, qui contrôle le moindre de mes mouvements. C'est Mark.

À mes côtés, une autre de ses expériences. Une jeune femme dont l'âme a été volée et fusionnée. Un nouveau Phantom tout aussi piégé que moi. On n'a pas choisi cette route, on n'a pas choisi d'être ce qu'on est aujourd'hui. Lui l'a décidé pour nous. Et ces puces, elles sont pires que celles du gouvernement. Elles ont la capacité de nous ôter la vie à la moindre pensée évasive ou néfaste. Jamais en 2019 je n'aurais cru qu'une telle chose arriverait et si quelqu'un avait même osé en parler, il se serait très vite fait redescendre sur terre. Mais cette année et cette mentalité sont bien derrière nous. Cette époque où le journal ne parlait que de Trump, de la guerre et occasionnellement du climat et de la famine, elle s'est envolée. J'ignore si les autres pays ont subi ou adopté le même régime mais ici les révoltes et les guerres physiques sont restées dans le passé. Désormais, celui qui contrôle l'esprit, contrôle tout.

Lui, il contrôlait le nôtre, et celui des centaines d'autres personnes. Ces gens-là avaient peut-être une famille, des amis mais lui, il n'en avait rien à faire. Tout ce qu'il fait c'est forcément dans son intérêt, les autres sont des outils, des pions dans son jeu d'échecs. Dans un peu moins d'une heure, c'est toute une race qui se retrouvera entre ses griffes, prête à lui lécher les pieds. Cette soirée clandestine n'est qu'une couverture, tous ces gens croient que leur "Dieu" les a bénis pour le travail qu'ils ont accompli mais en réalité ... En réalité ils ne sont qu'un appât, pire, ils sont l'arme. Ils ne savent pas que depuis des heures ils pavent leur chemin vers la mort. Les boissons qu'ils ingurgitent, les pilules dont ils se goinfrent, tout ça, ce n'est qu'une aide à ce qui va suivre.

À minuit pile, dix Phantoms feront irruption à cette petite fête. Dix puces seront enlevées aux enfants de Zhi'ii et placées dans la tête des militaires. Le sérum contenu dans celles-ci tuera instantanément les anciens corps porteurs. Une fois placées dans les Phantoms, ces puces brouilleront celles du gouvernement, il sera donc impossible de les tracer ou diriger. Les 490 autres enfants seront escortés dans la base militaire. Un à un, les Phantoms tomberont et avec eux, des centaines de fidèles perdront à jamais leur vie, leur espoir pour un monde meilleur. Quand leur reine a demandé des volontaires, elle a clairement expliqué les raisons de ce sacrifice, seulement, ils ne savaient pas qu'il n'y aurait pas de retour en arrière. Le roi, lui, avait peu apprécié cette action. Dans sa vision, les suiveurs ne devaient jamais perdre espoir, ils ne devaient jamais être déçus ou maltraités. Enfin, ils ne devaient pas croire qu'on les maltraite. Il a donc fait appel à sa carte préférée, le mensonge. Le sacrifice n'allait plus avoir lieu et ceux qui se sont proposés allaient être récompensés pour leur dévotion aveugle. Bien trop aveugle. Cette soirée était leur cadeau. Il procédait comme avec un mouton qu'on se prépare à égorger, jusqu'à son dernier souffle l'animal ne doit et ne peut voir la lame, il doit partir heureux, baignant dans la promesse d'une vie longue et prospère.

Trois minutes. Les Phantoms ont été avertis par le roi en personne. Ils étaient en route, gentiment envoyés par le Général. Diaz et moi-même devions les accueillir.

Cinq secondes. On pouvait clairement distinguer leurs pas lourds.

Une seconde. Explosion. La porte est tombée. Un dispositif a été lancé et a brouillé la vue de tout le monde. Sauf moi, je ne suis qu'un robot, une machine sans cœur, sans sens. Si la vue m'est ôtée, l'ouïe et le toucher suffisent pour rattraper le coup. Un à un, j'assomme les Phantoms, c'est tellement facile, trop facile. La puissance de mon ancien bras n'est rien par rapport à ce j'ai maintenant. En moins de vingt secondes le travail est fait, la mission est réussie. Les enfants de Zhi'ii sont dans un monde à part, rien ne peut les distraire ou les sortir de leur transe. La fumée s'est dissipée et un instant plus tard, Diaz était déjà en train de transférer les puces dans une autre pièce. Après le dixième hurlement on a su que tout était prêt pour la grande escorte. Mark restait sur place pour diriger ses nouveaux jouets.

Cinq camions étaient déjà là mais il en fallait bien plus pour transporter cinq cents personnes. Dix-huit autres véhicules allaient arriver, chacun ayant deux Phantoms à bord. Je m'occuperai d'eux comme des dix premiers. En tout, on aura quarante-six militaires en notre possession et vingt-trois camions. Les enfants de Zhi'ii, toujours sous influence, seront empilés par vingtaine et envoyés dans la base. Diaz et moi-même nous occuperons de neutraliser les non-corrompus, quant aux nouveaux, ils feront le transfert des puces. La mission se terminera quand il ne restera aucun Phantom libre et quand on aura cinq cents corps vides.

La route ne fut pas longue. Dès notre arrivée, les Phantoms ont commencé à tomber un par un mais la moindre erreur de notre part pourrait être fatale. En aucun cas l'alerte ne devait être lancée avant d'avoir atteint trois cents corrompus. Nous étions en sous-effectifs, le moindre écart nous tuerait tous, jusqu'au dernier. Les quatre premières casernes étaient terminées, la cinquième et la sixième étaient en cours de transfert. Il n'en restait plus que trois mais les cris des enfants de Zhi'ii abandonnant leurs corps étaient trop forts. Certains Phantoms ont été réveillés ce qui a causé pas mal de problèmes.

Si seulement ces drogués savaient se taire, pensait Mark.

- À toi de jouer Crystal, - m'a-t-il dit, confiant. Parfois j'aimerais détruire la partie de mon circuit qui lui permet de me contacter à n'importe quel moment. Enfin, je ne pouvais qu'obéir. Il était temps d'employer mon corps pour autre chose que la neutralisation à la chaîne. Cent cinquante Phantoms et face à eux, Diaz, le Phantom 501, les bras en l'air. Ils n'osaient pas s'approcher, ils ignoraient la puissance de leur adversaire, sa puce était impossible à scanner. Mais l'un après l'autre, ils ont lâché leurs armes. Un filament bleu a entouré leurs corps, les âmes se séparaient des Phantoms et se reliaient entre elles créant quelque chose de plus grand, de plus fort, plus imposant. Hunt était aux commandes, remplaçant le Général paralysé de panique.

D'un côté, trois cent quarante-six Phantoms corrompus, le Phantom 501 et moi, un être froid, insensible. De l'autre, cent cinquante-deux militaires séparés de leurs âmes et un géant bleu. Le calcul est vite fait.

- Il ne doit y avoir aucune perte, - a dit Mark d'un ton calme, - tu sais ce que tu dois faire.

Je me suis avancée, j'étais au milieu de tous ces corps, face au géant. Les extensions sur mes oreilles n'étaient pas seulement décoratives. J'ai tendu mes bras de part et d'autre, ça allait être rapide. En moins d'une seconde, un champ de force s'est étendu sur plusieurs dizaines de mètres autour. La seconde d'après, mes émetteurs envoyaient une décharge puissante dans tous les êtres charnels et immatériels. Tous les appareils, les capteurs, les puces, ont été désactivés pour un court instant mais c'était suffisant pour mettre tout le monde à terre et séparer les âmes du géant. Personne ne bougeait.

- Procède au transfert, - a résonné une voix dans ma tête.

J'arrachais les puces comme des baies d'un buisson. Dix, vingt, cinquante, cent. Arrivée au cinq derniers, quelque chose a attiré mon attention. Une silhouette dans le noir de la nuit m'applaudissait. Je me suis relevée pour mieux l'analyser. Un Phantom. Quand la lumière est enfin tombée sur son visage, j'ai compris. C'était lui. L'homme du désert. Celui que j'ai abandonné. Il n'était plus qu'à trois mètres de moi quand il s'est arrêté.

- Bravo, Crystal, - a-t-il dit le sourire aux lèvres, - tu es devenue tout ce que tu ne voulais pas être.

Héritage : Tome 1 : Amnesia CorpOù les histoires vivent. Découvrez maintenant