Sam — Chez elle, 19:54
Novembre 2013Sam leva la hache haut au-dessus de sa tête et la laissa s'écraser sur la bûche avec un bruit sec. Le bois se fractura en petits éclats. D'habitude, il lui fallait plusieurs essais pour réussir à fendre une bûche, mais cette fois, la colère folle qu'elle ressentait lui donnait une force herculéenne. Son père venait de lui annoncer qu'il allait s'installer avec l'autre. Il voulait louer leur péniche, leur chez eux, pour aller s'installer dans la maison sans âme de l'autre, à Nashville. Comment pouvait-il faire une chose pareille?
Sam donna un second coup de hache, et les éclats de bois s'envolèrent dans tous les sens sur la rive herbeuse du canal.
— Dis donc, quelqu'un a mis des stéroïdes dans ton porridge?
En entendant la voix de son père, Sam ne se retourna pas. Comment pouvait-il plaisanter à un moment pareil?
— Je crois que ça ne devrait pas trop te manquer, toutes ces corvées de bois et le reste, poursuivit Eric.
Visiblement, il ne comprenait rien, il ne voyait rien. Elle se retourna, furieuse.
— Comment tu peux savoir ce qui va me manquer ou pas? Si tu veux le savoir, rien ne va me manquer parce que je ne bougerai pas d'ici. Tu fais ce qu'il te plaît, si tu veux aller vivre avec cette pétasse qui a le QI d'une moule, vas-y, mais moi, je reste là.
Il restèrent là, face à face sur la rive, à se regarder. Jamais Samantha n'avait employé ce ton-là avec son père. Il était si facile à vivre, si généreux de nature, qu'il était impossible de se fâcher contre lui. Du mois, jusqu'à sa rencontre avec Madame Riley. Depuis qu'il était devenu le professeur de yoga personnel de Claire, il avait perdu toute capacité de réflexion. Il fallait admettre qu'elle était très belle, d'accord. Mais il avait eu d'autres clientes belles et célèbres. Qu'est-ce qui pouvait bien l'attirer chez celle-là? C'était comme si elle lui avait jeté un sort.
Ce fut Eric qui rompit le silence.
— Je ne te laisserai pas ici, dit-il.
Sam le regarda, un espoir dans les yeux. Allait-il enfin comprendre que son projet était totalement fou?
— Ça te fera du bien, de vivre au sein d'une famille à nouveau.
— Quoi?
Il était devenu fou.
— Elles ne sont pas ma famille. C'est toi, ma famille. Toi, et maman.
Eric accusa le coup. Il soupira et passa sa main dans ses cheveux en bataille.
— Ta maman est morte, Sam. Ça fait cinq ans maintenant. Nous avons besoin de tourner la page tous les deux.
Sam sentit une vague de chagrin la submerger. Elle avait appris il y a longtemps que lorsqu'on perd une personne qu'on aime, on ne la perd pas seulement le jour du décès, mais plusieurs fois, un peu tous les jours, à des moments comme celui-là.
— Je ne veux pas tourner la page, dit-elle entre ses dents. Pas si ça veut dire m'installer avec ces deux-là.
Les yeux pleins de larmes, Eric fit un pas vers elle.
— Je veux te donner une vraie maison, murmura-t-il.
— J'ai déjà une vraie maison! Elle est là, ma maison! s'écria Sam en montrant le bateau amarré près d'elle. C'est notre maison!
— C'est une péniche. Et une péniche où il va faire un froid de canard tout l'hiver. Je ne veux pas que tu vives dans un endroit comme ça. Je veux que tu vives quelque part où tu n'as pas besoin de fendre des bûches et de nettoyer les toilettes. Je veux que tu vives dans un endroit où il y a ... où il y a ... je ne sais pas ... des radiateurs! conclut-il d'un air perdu.
Sam n'en croyait pas ses oreilles.
— Des radiateurs?
— Oh, ça va, tu sais que les grands mots, ce n'est pas mon fort. Je veux que tu sois en sécurité et que tu aies bien chaud, voilà.
— Et mon bonheur, dans tout ça? murmura Sam d'un air buté.
Son père la regarda un moment sans répondre.
— Et le mien?
Sam fronça les sourcils.
— Qu'est-ce que tu veux dire?
Il prit une longue inspiration avant de répondre.
— Je veux dire que depuis cinq que nous avons perdu ta maman, tous mes efforts ont été pour toi. T'élever, te nourrir, veiller à ta scolarité. T'emmener avec moi partout dans le monde. Te donner tes premieres leçons de vie. Et tu sais quoi, j'en étais très heureux, et j'aurais pu continuer comme ça. Je n'avais pas prévu de retomber amoureux. Je n'avais pas ...
— Tu l'aimes?
— Bien sûr! Évidemment, enfin, sinon je n'emménagerais pas avec elle.
— Mais ...
Pour une fois, Sam ne savait plus quoi répondre. Il aimait cette femme? Une petite voix lui criait : Et moi, alors? Il ne m'aime pas, moi? Mais elle la fit taire. C'était la vérité. Il n'avait pas eu une seule histoire d'amour sérieuse depuis que sa mère était morte. Il s'était jeté corps et âme dans sa nouvelle tâche, être père et mère à la fois. Si elle disait quelque chose maintenant, elle aurait l'air de vouloir l'empêcher de trouver son bonheur. Et elle voulait qu'il soit heureux. Simplement, pas avec celle-là ... Elle baissa la tête.
— Bon, d'accord ... chuchota-t-elle.
Il fit encore un pas vers elle.
— D'accord?
— D'accord. Mais on peut garder la péniche quand même?
Son père souriait maintenant de toutes ses dents. Il lui saisit les mains et l'attira vers lui pour la serrer dans ses bras.
— Oui, on peut la garder. Merci. Je t'aime.
— Moi aussi, je t'aime, dit Sam.
Mais pour la première fois de sa vie, l'amour qu'elle éprouvait pour son père se teintait de quelque chose qu'elle connaissait mal. Quelque chose d'aigre qui ressemblait dangereusement à de la rancune.
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» TIME | until dawn
FanfictionHistoire retraçant la vie des dix protagonistes du jeu « Until Dawn » avant, pendant et après la disparition des sœurs jumelles, Hannah et Beth Washington, avec les points de vue différents de chaque personnage.