Chapitre 7 • Le silence était de mise

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Londres ~ 20 novembre 1858
Dans le bureau de Carthew

Shade regardait d'un œil sombre la silhouette avachi dans le fauteuil double en face de lui. Il l'aurait bien laissé moisir sur le sol inconfortable de la salle d'étude, mais la présence non-lointaine du majordome l'en dissuada. Ce n'était pas le moment de tout faire capoter, il y avait mis tellement d'énergie et de temps pour arriver à ce résultat. Des années, voire des décennies de plusieurs générations qui l'avaient précédé.

— Quel sombre idiot... mais un idiot utile.

Le noble buvait les paroles de Shade comme à une source d'abondance, il mangeait dans sa main avec avidité et aussi docilement qu'un chien éduqué. Le manipuler avait été un jeu d'enfant pour l'Ombre.

Les effets du remède que Carthew avait ingurgité ne provoquaient aucunement un camouflage pour sa Double-Vue, aucun liquide quelqu'il fut avait cette capacité extraordinaire. Vu le dosage de somnifère concentré dans l'élixir, Shadow avait dû vérifier l'état de santé du noble. En maître des potions, il avait mesuré avec exactitude la quantité, une goutte de plus et il rompait le fil de vie du nanti tandis qu'en ce moment, l'homme était dans les bras profonds de Morphée. Il n'allait pas se réveiller de sitôt.

Quelle mascarade disgracieuse à ses yeux ! Lui, une Ombre avait dû se plier à la hauteur d'un humain ignare. Il n'avait éprouvé aucun plaisir à côtoyer le noble imbu de sa personne qui le considérait comme un abruti de soûlard des bas-fonds. La famille de Shadow guettait la venue au monde de William Carthew depuis tellement de décennies que le maraud n'aurait pas pu déroger aux exigences de son intervention. Tant d'espérances reposaient sur ses épaules que ça devenait malaisant par moment. Une impression constante qu'une centaine de paires d'yeux vous observaient et vous jugeaient dans les murmures des ombres.

Le noble n'avait pas été choisi au hasard dans cette marée d'humains ignorants, non, loin de là, les Ombres l'avaient façonné pour qu'il puisse leur être utile dans leur quête de la libération de Toūt.

Un de ses lointains ancêtres avait épousé une surnaturelle qui s'était sacrifiée pour la cause. Encore une qui pour le bien de sa famille avait rétrogradé ses envies de libre-arbitre au fond d'un puit encombré de pierres. La pauvrette avait dû cacher toute sa vie ses origines à son ignare de mari ainsi que bloquer ceux de ses enfants. Puis le flux de magie de la lignée s'était tari, affaibli par le sang immonde des humains, jusqu'à arriver à William.

Un sang dépourvu de toute trace surnaturelle, mais donc les cellules réagissaient à la magie du Caché comme une poudre à canon. Et la chevalière avait été la source d'énergie nécessaire au lancement des quelques sorts qu'avaient tenté le nanti. Shade avait dû ruser plusieurs semaines pour placer son cousin sur le chemin de Carthew. Cet idiot ne quittait peu les quartiers où la gendarmerie circulait. Installé un marchand ambulant n'était pas aisé dans les riches avenues de l'aristocratie, mal vu par les nobliaux qui se pavanaient comme des poulets dans une basse-cour et dont une tache de mendiant obscurcissait leur ballet de gallinacés.

Ensuite, l'Ombre avait disposé des personnes précises à porter des oreilles du noble. Elles avaient divulgué impunément des informations sur le Caché pour diffuser lentement dans l'esprit de Carthew le poison de la curiosité. Shadow entrait seulement dans la danse quand le nanti était submergé dans la solitude de ses découvertes. Un timing parfait ! Et il n'y vit que du feu.

Quand le maraud le sentit ferrer comme un poisson, il ne lui restait plus qu'à le guider sur la ligne qu'il désirait. Avec un idiot pareil, il n'avait eu aucun mal. Il avait noyé habillement la piste de l'œuf noiraud dans un amas d'informations quelconques pour inciter le noble à se pencher sur la question. L'Ombre avait modifié les indices sur le contenu de l'objet. Si Carthew avait su d'amblé qu'il était la prison d'un être surnaturel, Shade n'était point sûr que l'humain aurait tenté l'expérience. Par précaution, il avait fait miroiter au nanti un trésor inestimable pour lui.

Tandis que, pour les relâchements de William ou pour renforcer le moral de l'homme, son acolyte avait parsemé son chemin de « friandises » attisantes sa curiosité maladive : son Double-Vue, la rencontre avec la Malurzenne... Un exercice cérébral dont se serait passé volontiers l'Ombre.

En contrepartie, Carthew lui avait aussi provoqué quelques sueurs froides. Son envie obnubilante d'être dans le monde oppressant de la mondanité avait mis un bâton dans le plan acheminé par l'Ombre. Mais tout problème avait une solution, Shadow était vite retombé sur ses pieds.

Son histoire de découverte d'un parchemin et surtout de ce marché clandestin était gros comme un manoir. Il ne pouvait pas nier qu'un tel lieu n'existait pas, mais impossible pour un simple baroudeur humain d'y mettre les pieds impunément. Surnaturels et Ignorants se mélangeaient, mais les yeux des derniers n'étaient pas épris de la magie du Caché pour y apercevoir toutes les subtilités de ce Monde.

Avec l'aide d'une amie herboriste et d'un scribe, le maraud avait falsifié la recette du somnifère d'une belle calligraphie sur une feuille ancienne pour y donner plus de valeur. Shade devait se l'avouer, il avait adoré cette partie, surtout la tête de ce noble à la vue de cette potion. S'il n'avait dû garder un certain sérieux, il aurait ricané devant sa mine déconfite.

Le plus dur fut l'attente, il ne devait point presser Carthew et en même temps le pousser sur la voie et tout cela sans lui laisser découvrir ses intentions. L'Ombre se félicitait, il était proche de la fin. Rien de tout ce qu'avait accomplit William, jusqu'ici, n'avait été laissé au hasard de Shadow, il avait tissé sa toile autour de l'humain et tirait les fils comme un marionnettiste hors-paire.

Il n'avait eu qu'un mot d'ordre par ses aînés : « faire en sorte que l'humain accomplisse la cérémonie avec tout l'accord de son être ». Sa tâche la plus dure, selon lui, qu'il s'était brillamment acquitté en écrivant entièrement le livre : Chants et Mantras de la Rose. Des jours et des nuits blanches de recherches pour y regrouper des sortilèges rimés en langue surnélien. Une telle labeur avait accentué les traits creusés de son visage.

— Assez palabré, murmura Shade.

Il se leva de son siège et s'agenouilla sur le tapis bordeaux à la hauteur du visage de Carthew. Une de ses mains sur les yeux de l'Ignorant, une autre serrant un branchage nu, l'Ombre marmonna dans sa barbe. À une vitesse impossible, la brindille bourgeonna, déploya une verdure lobée puis des chatons apparurent avant que les feuilles se teignirent d'un orange flamboyant où, entre-elles, se cachaient deux glands... La croissance au fil des saisons se déroula en quelques secondes pour finir par s'émietter entre les doigts de Shadow.

Il serra les dents sous le processus qui se déroulait. Quand le sortilège prit fin, il s'affaissa sur le tapis bordeaux tout en haletant. Ce changement qu'il opérait avec facilité pour sa personne était énergivore quand il l'appliquait à autrui. Il en payait maintenant les frais. Il se traina vers le fauteuil en velours bleu nuit qu'il venait de quitter, ses jambes n'avait plus la force de le porter jusque là. Quelle plaie était cet humain, jusqu'au bout, il avait décidé à en faire qu'à sa tête...

La Compagnie de la Rose NoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant