Verset 4.

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Laureline tient ma main fermement. Ses doigts s'entrelacent aux miens. Elle avance d'un pas rapide sur les trottoirs glissants. Les gens nous frôlent sans nous voir. Nous ne sommes que deux gamins parmi les autres qui se baladent dans la rue. Nous sommes invisibles.

Le froid me saisit si bien que je ne sens plus si je tiens sa main ou non. Mais elle resserre son étreinte pour être sûre que je ne la lâche pas. Sortir de cette zone, celle où nous sommes retenus n'a pour nous rien de rassurant. Nous sommes dépendants de notre quartier.

Laureline a le même âge que moi. Elle est la plus saine des filles de la maison pourtant elle n'a jamais rien connu d'autre.

La supérette nous agresse de ses néons qui rendent tout trop lumineux, trop brillant, trop clair. Laureline et moi aimons être en charge des courses, sortir un instant de notre quotidien glauque. Si être dans la rue a quelque chose de trop grand pour nous, l'étroitesse des rayons, la tiédeur du chauffage trop fort et l'indifférence des clients nous conforte. Il est étrange de déambuler au milieu du foule qui ignore ce que nous sommes. D'être qui nous voulons être.

« Tu veux quel jus de fruit ? »

Je hausse les épaules avant de lui désigner le jus de pamplemousse. Pas mon préféré mais Sophia en a horreur et j'ai horreur de Sophia. Elle hoche la tête en le posant au fond du panier rouge que je tiens au creux de mon coude.

« Tu veux quels gâteaux ? »

Je la suis docilement tandis que le nez levé, elle suit les panneaux qui nous indique ce que l'on cherche.

Je prends le premier qui me tombe sous la main. Un paquet de biscuits à la fraise que je lance dans le panier. Au rayon pharmacie, elle s'amuse à empiler des paquets de capotes en une tour parfaite. Elle sourit, fière, devant sa construction.

Une grand-mère au dos courbé dans son anorak nous lance un regard circonspect aux au moins vingt paquets emballés avant de nous dévisager à tour de rôle.

« On n'en utilise pas autant en si peu de temps, je lui murmure.

- Parle pour toi ! Il y en a au moins deux pour Karl et moi.

- J'avais oublié. »

Karl ne fait partie de nous « entreprise ». Il vient temporairement faire les comptes pour Rustï. A la première seconde, il a craqué pour Laureline et ses grands yeux de chat. L'évocation de Karl la rend joyeuse et elle sautille en me tirant par le bras pour continuer les courses. Elle ne me demande pas mon avis pour la viande quand elle voit que je fronce le nez devant les steaks.

Nous prenons le temps de choisir le reste, de quoi manger quelques jours pour tout le monde. Je la pousse vers la caisse quand je commence à ne plus supporter la foule, le bruit, la proximité.

Comme la femme qui nous a croisé dans le rayon, la caissière nous dévisage un moment avant de se reprendre et d'encaisser les nombreuses boîtes de préservatifs. Je ne peux manquer son petit sourire quand elle nous souhaite une bonne soirée en nous remerciant de notre venue. Laureline rigole, cumulant les sacs plastique dans sa petite main maigre.

A nouveau le froid me cueille à la sortie du magasin. Je me resserre contre Laureline qui se coule dans son manteau trop large pour elle. Mais à mesure que l'on retourne vers chez nous, la vérité me revient comme un boomerang. Entre les deux hauts murs d'une ruelle étroite, nous croisons une transaction en cours. Rien d'inhabituel mais le visage du dealer qui se tourne vers moi me fait reculer.

« Tu le connais ? me demande Laureline surprise.

Nous nous éloignons de quelques pas avant que je ne hoche la tête doucement. Elle lève un sourcil, attend la suite.

« Il travaille pour lui.

- Lui ? Lui qui ?

- Lui, je soupire. »

Je peux voir le moment où elle comprend et elle me pousse vers l'avant pour s'éloigner d'avantage, retrouver notre zone et notre sécurité.

« Tu vas y retourner ? chuchote-t-elle.

- Oui, je n'ai pas le choix. J'ai peur.

- De lui ?

- Non, je réponds sans réfléchir. »

Nous sommes de retour dans notre zone, nous avons passé le transformateur électrique éventré avec ses câbles qui débordent. Notre habitat naturel. Nous passons devant plusieurs filles, accotées sur un ancien hôtel devenu un bordel. Nous sommes bientôt arrivés.

« J'ai fait une connerie, Laure, dis-je précipitamment. »

Elle ralentit. Les sacs pèsent au bout de mes bras, je ne doute pas que c'est son cas aussi. Je ne sens plus mes joues tiraillées de froid. Dans moins de deux minutes, nous serons rentrés et je ne pourrai plus rien lui dire.

« Tu as fait quoi ? »

Mon rythme cardiaque s'accélère, elle serre mes doigts un peu plus fort.

« Kurt, qu'est-ce que tu as fait ? insiste-t-elle.

- Je lui ai dit mon nom. »

Il y a de l'incompréhension dans son regard. Elle a un sourire timide. Elle lâche ma main pour poser la sienne sur ma joue.

« Ce n'est rien ça.

- Tu ne comprends pas. Je n'ai pas obéi à Rustï. Je ne devais pas lui donner mon nom. Il ne devait pas me toucher.

- Il t'a touché ? »

Elle pose les courses à ses pieds pour venir reprendre ma main, la deuxième s'abat sur mon épaule. Son regard se fait insistant. Je secoue la tête négativement en fermant les yeux.

« Pas touché comme ça. Mais il m'a regardé, ses mains dans ma nuque, il m'a regardé...

- Regardé ? reprend-t-elle.

- Comme si je comptais. Comme une personne. Une vraie personne je veux dire. Il y a eu quelque chose... D'étrange. »

Quand je rouvre les yeux sur son visage pâle, son regard a changé. Et je n'aime pas vraiment la façon dont elle me regarde.

« C'est pas... C'est pas une connerie Kurt.

- Bien sûr que si.

- Non c'est... Je comprends. On est personne ici. Jamais personne. Alors quand quelqu'un te regarde autrement ou te donne un plus d'importance... »

Elle secoue la tête avant de me sourire. Elle vient jouer avec une mèche de mes cheveux blonds qui retombent sur mes yeux.

« Tu sais que tu es beau Kurt ?

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu dérailles, je rigole.

- Je veux dire, tu es vraiment beau, et tu ne le vois pas. Tu ne vois pas comme mon frère te regarde mais comme il t'a fait du mal, comme les clients te regardent. Tu ne vois pas comme moi je te vois. Alors je ne peux qu'imaginer ce qu'il s'est dit en te voyant arriver, avec ta gueule d'amour et tes beaux yeux. Je ne peux qu'imaginer ce que tu t'es dit toi quand tu l'as vu. »

Mon ventre se tord. La tournure des choses me fait peur.

« Que penses-tu qu'il se passera quand tu te seras plus le préféré ? Quand il y en aura un plus jeune, un plus beau ? Tu penses que mon frère t'offrira une petite retraite tranquille ? »

Je ne réponds rien. Je ramasse les courses qu'elle a posées au sol.

Nous rejoignons la maison. Nous sommes attendus, les courses peut-être plus que nous. Mais avant de se séparer et qu'elle parte se préparer, elle me retient une seconde.

« Écris ton histoire Kurt. »

L'évangile selon Kurt. [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant