Sur le quai

322 24 26
                                    

Participation au challenge A Fanarts Promise.
Merci la Clique, certains thèmes ont le don de me faire sortir de mes habitudes et me faire prendre des voies insoupçonnées.
———————

Il se tenait à l'écart des autres sur ce quai de gare glacial malgré un ciel si bleu. Les sourcils froncés, il inspecta sa pipe, éteinte. Il émit un grognement, fouilla sa poche et en sortit une boîte d'allumettes. L'ambiance qui régnait autour de lui depuis des jours lui était insupportable. Le trajet pour arriver jusqu'à cette arche lui avait paru interminable. Mais pour rien au monde il n'aurait manqué cela. Il lui fallait s'y rendre et retrouver Ophélie. Et, surtout, il avait besoin de savoir...

Les yeux rivés sur l'imposante horloge, il perçut avant les autres le bruit lointain d'une machine en pleine puissance. Elles arrivaient. Sous son manteau commençait à s'accélérer son vieux palpitant. Celui-là même qui s'était senti si meurtri lorsqu'il avait appris qu'Ophélie devrait quitter son arche et sa famille, emmenant avec elle sa tante pour la chaperonner. Depuis lors, plus rien n'eut de saveur. Ni ses recherches, ni ses lectures. Pas même la présence de ses proches, si différents de lui.

Il ne cessait de penser à elle. Elle qui n'avait pas écrit, pas un seul message. Il n'avait reçu qu'un télégramme envoyé par un autre. Voilà des mois qu'il se tourmentait. L'avait-elle oublié? Avait-elle fait des rencontres et trouvé un homme bien meilleur que lui? Un homme plus avenant et plus distingué, qui la fasse rire et la distraire?

Le train arriva en gare et les animistes rivalisèrent avec les expirations de la locomotive, jouant à celui qui se ferait le plus entendre. Lui, il resta en retrait. Attendant qu'elle le remarque, qu'elle le regarde enfin.

La première des dames à sortir du wagon privatif fut une grande Lady, inconnue et majestueuse. Ensuite, timidement, suivit Ophélie. Celle-ci portait un sourire de façade et les dents serrées. Qu'elle avait changé! Il ne sût dire si c'était cette nouvelle robe, la natte impeccable, la posture droite. Elle semblait vouloir reculer à chaque embrassade et, bien vite, elle fut happée par ses proches et il ne la vit plus. Il attendit, impatient sans rien montrer.

Puis, sortit Roseline, le chignon serré haut et le regard inquiet. Elle se fit aider par un homme grand, fort et roux. C'est alors qu'Ophélie vint vers lui et il lui adressa son plus franc sourire.
- Bonjour ma fillotte, comment vas-tu?
- Bonjour... Grand oncle, fit celle-ci avec une timidité et une distance qui lui pinça le cœur.
Ainsi donc ils étaient devenus des étrangers?

Bien vite, la petite assemblée se mit en mouvement, embarquant les nouveaux venus tout en les assaillant de questions et de reproches. Il les suivit, le pas las et traînant.

Le repas familial fut empreint d'une grande nervosité. Les salières s'esquivaient et les serveurs se méfiaient de ces remuants clients. Berenilde et Renold, une fois présentés, firent partie bien évidemment des convives et prirent part aux discussions, avec beaucoup de complaisance pour elle et de bonhomie pour lui.
Pourtant, trois personnes ne prenaient pas part aux festivités ambiantes. Ophélie et Roseline étaient tout en retenue comme si elles risquaient de faire un faux pas à chaque instant. Et le Grand oncle les scrutait, essayant en vain de les comprendre.

La nuit tombée, seul dans sa chambre de ce bel hôtel des Sables d'Opale, le Grand oncle ruminait.  Elle ne l'avait pas regardé, pas adressé le moindre sourire ou la moindre parole. Il soupirait, prostré devant la porte fenêtre qui lui offrait pourtant une superbe vue du clair de lune se reflétant sur les vagues sombres.

On toqua à sa porte et il alla ouvrir. Il s'attendait à trouver sa nièce adorée qui allait lui déverser toutes les larmes de son corps et lui énumérer les épreuves de cet exil et de ce mariage forcé, mais ce fut les bras chaleureux d'une toute autre personne qui vint l'enlacer. Contre toute attente.

La porte refermée, il serra sa bien aimée de toute ses forces comme pour se convaincre qu'il ne rêvait pas. Elle était venue. Elle ne l'avait pas oublié. Roseline, sa délicieuse Roseline. Il inspira afin de s'imprégner de son odeur de lavande, puis, se résolut à s'écarter d'elle pour mieux la regarder. Elle avait les yeux humides et il s'en inquiéta.
- Ma douce Rose, qu'avez-vous ?
- Oh mon ami, si vous saviez comme vous m'avez manqué !
- Était-ce si pénible?
- Cette arche est si... différente d'Anima et les gens si hostiles... si vous saviez!
Mais elle ne continua pas la narration comme si elle était résignée à ne pas en dire plus.
- Anima n'est plus tout à fait celle que vous avez quitté, lui dit-il. Je n'ai pas eu l'occasion de l'annoncer à Ophélie mais son musée a été fermé.
- Elle sera bien peinée de l'apprendre. Fit Roseline en triturant les mains de son ami.
Puis elle leva un œil en coin et lui demanda en rougissant joliment.
- Et moi, vous ai-je manqué ?
- Énormément ! Puis il l'embrassa avec gourmandise et impatience.

Comme pour tout amour naissant qui a été brutalement interrompu, leur retrouvailles furent d'abord douces et un peu farouches. Puis bientôt l'émotion d'avoir été séparés si longtemps et la peur de devoir se quitter à nouveau les entraînèrent dans une passion et un désir jamais ressentis.

Roseline dormait à ses côtés, les cheveux défaits comme une pelote de laine dans laquelle on aime glisser ses doigts, seul un drap masquant sa nudité. Il l'observait en silence, le sourire aux lèvres. Alors qu'il croyait qu'elle l'avait oublié et rapidement remplacé, sa Rose venait de lui offrir une nuit d'amour mémorable, leur première nuit d'amour. Il songeait à ces mois d'angoisse en se maudissant. Comment avait-il pu douter d'elle?  Sabre en bois!

À Anima, il avait toujours admiré la dextérité de cette lointaine cousine à soigner les livres, aussi il lui demanda un jour son aide au bureau des Archives pour un ouvrage particulièrement abîmé. Le lieu semblait plaire à Roseline, comme un chat et sa gouttière, ainsi que la présence de tant de vieux document parfois fortement défraîchis. Elle était la seule en qui il avait pleinement confiance pour la laisser glisser ses mains nues sur ces pages séculaires. Elle revint de plus en plus souvent, le soir après son travail, profitant du calme de l'endroit et de sa compagnie.

Il se surprit à trouver ces visites plaisantes et même à les attendre. Lui, le vieux grognon — comme s'amusaient à l'appeler ses neveux — appréciait de plus en plus, et malgré lui, cette veuve, plus jeune que lui de quelques années. Ils se découvrirent des points communs, en plus des vieux livres, il a appréciaient les choses simples comme le silence, un bon repas ou le café fort. Ils avaient en horreur les fêtes animistes idiotes, les aubergines, la drache*, les franfreluches, les dikkeneks* et les tire-bouchons de mauvaise humeur.

Mais ce qu'ils partageaient par dessus tout c'était l'affection de leur filleule: Ophélie. Ils avaient tous deux à cœur ses intérêts et lorsqu'ils apprirent son mariage diplomatique forcé et son départ imminent d'Anima, l'oncle comprit la décision de Roseline de l'y accompagner.  Mais hélas, il ne pouvait les suivre. Leur idylle naissante n'était connue que d'eux et il était bien trop tôt et malvenu de songer à l'officialiser à cet instant. De même, se rendre au Pôle tous les deux n'aurait fait que propager des ragots qu'ils ne souhaitaient ni l'un ni l'autre. C'est donc le cœur lourd qu'il se résolut à se séparer de sa nièce et de son amoureuse pour le bien de la première. Il ne croyait alors pas que cette épreuve allait être si dure à vivre.


Le thème de la 11ème semaine était donc: Shipping time ou les couples improbables entre les personnages de La Passe miroir!

—————————-
*Petit lexique animiste:
Drache : https://youtu.be/zNUNhv91cUI
Dikkenek : https://youtu.be/BNoArhX6q7I

La Passe Miroir Challenge A Fanarts Promise 1.0Où les histoires vivent. Découvrez maintenant