7. Tous les soirs au clair de lune

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Nouvelle page, nouveau chapitre. J'explique lentement, mais c'est important d'avoir les détails, les petites choses qui ont précédé son éveil et son envol. Il faut pouvoir en reconnaître les signes afin de comprendre ce qui nous arrive. Je les distingue enfin en moi.

   Mon premier décollage est proche. Je commence déjà à plier les genoux pour prendre de l'élan. J'oublie trop souvent que ce n'est pas mon histoire, c'est celle de Marina. Mais elle m'aide à comprendre la mienne et ce qui m'attend. Les combats, les vampires, les automates, les sorcières ne m'effraient plus.

Reprenons la rédaction.

« Demain, 20 heures » avait-elle déclaré.

   L'attente jusqu'à demain promet d'être longue. J'ai tellement hâte de la revoir comme ça, naturelle, elle-même. Tous les matins, elle se pare de son plus beau masque pour faire partie du monde, de ce monde. C'est un travail très minutieux.

   Et puis le soir, elle l'arrache d'un coup sec, sans un remord. Ce doit être un vrai soulagement, je crois. La soirée passe vite, notamment grâce à mes jeux vidéos, ou plutôt le jeu vidéo sur mon téléphone. Et puis, les vidéos, aussi. Celles d'histoire des sciences.

Connaître l'homme, l'humain derrière chaque loi, théorème, découverte me fascine. Tout comme la capacité qu'on a tous à déshumaniser la chose. On oublie trop souvent que ce travail représente l'accomplissement de toute une vie, c'est une œuvre d'art, en somme. Il faut du temps pour la comprendre, l'apprivoiser, la connaître dans les moindres détails. Tout est fait pour être admiré et contemplé. Il faut laisser l'essence même de chaque concept s'imprégner en nous, goutte par goutte. Il n'est pas juste question d'application d'équations et de lois, il est question de notre perception du monde.

   Tard dans la nuit, je finis par m'endormir. Mon cerveau est incapable de s'arrêter. Tous les soirs, il pense à tout et retourne tout dans tous les sens. J'imagine des concepts, je façonne des théories, bref, je crée. J'invente. Je développe un univers, mon univers un peu farfelu. J'essaie de découvrir de nouveaux aspects aux mathématiques et à la physique, de créer des liens entre tout.

   Plus tard, le bruit de mon réveil me tire d'un sommeil sans rêves. Je me lève et prends mon petit-déjeuner dans le silence. Puis, je vais en cours, emmitouflé par le froid et l'aurore. Quand j'arrive dans la salle de classe, il n'y a presque personne. Marina est déjà là. Elle lit, un café brûlant posé à côté d'elle. Je salue les quelques personnes et m'assois.

    Quand le professeur arrive, la classe est toujours silencieuse. On dirait que tout le monde est fatigué. J'ai l'impression qu'ils sont mentalement endormis. Comment les réveiller ? Le monde est si beau, ils ratent tellement !

   J'écoute le cours, réponds aux questions quand il le faut et que personne ne lève la main. Le professeur finit par interroger les élèves comme ça, au hasard. Il interroge Marina, et la pauvre se trompe une première fois avant de donner la bonne réponse. Heureusement, tout le monde s'en fiche. Elle n'est pas la bête à abattre. Si ça avait été moi, ça aurait été différent, je le sais. Des rires auraient retenti dans la classe. Marina n'aurait pas ri. Ce genre de choses ne la fait même pas sourire, elle me l'a avoué.

   Lentement, on arrive au soir. Je mange au restaurant universitaire avec le reste de la classe. On se sépare. Je retourne à la fac, le cœur battant. J'attends, le pied frappant le sol. J'ai hâte. Lorsqu'elle arrive, il est pile 20 heures. D'un regard, elle m'incite à la suivre.

   Comme la dernière fois, on marche dans l'épaisseur de la nuit pendant un moment. Quand on arrive à l'orée des bois, j'ai l'impression d'avoir, moi aussi, des ailes, bien qu'elles ne soient physiquement pas là. Marina répond à toutes mes questions. Elle dit que quand on lui coupe les ailes, ça brûle. Elle a l'impression d'être sur un bûcher lui transperçant le corps, et que quand ça repousse, ça picote, un peu comme si toute une fourmilière lui marchait dessus.

   On est arrivé dans la clairière. Là, elle étend ses ailes. Elles sont immenses, elles ont poussé depuis la dernière fois. Leur blancheur a de quoi rivaliser avec les étoiles.

    Et tous les soirs au clair de Lune, elle volait. Elle parlait, elle racontait ses ailes avec des étoiles dans les yeux, et moi, j'ouvrais grand mes yeux et mes oreilles.

Je l'aimais. Je l'aimais sous un ciel ardent aux étoiles mourantes. Je l'aimais, tout simplement. Car elle était belle de toutes les façons, réelles et irréelles. Même si aujourd'hui j'ai la sensation qu'elle n'existe que dans ma mémoire, peut-être parce que les autres ont peur d'y penser, de comprendre. De remarquer que leur voix est étouffée.

MARINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant