21. De la terreur naissent les rêveurs

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Sonné par ce qu'elle vient de dire, je commence à saisir doucement le sens de ses paroles. Une fois qu'elle aura ses ailes, elle partira. Elle n'attendra pas que je les obtienne aussi ; c'est un chemin que je dois parcourir seul.

Elle s'assoit en tailleur dans l'herbe humide et sort les différents ingrédients de son sac, ainsi qu'une espèce de saladier et un mortier-pilon de cuisine en bois clair. Je m'assois en face d'elle.

— Maintenant que tu sais comment les récupérer si tu les perds, trouve tes ailes et ne laisse rien ni personne te les prendre. Tu n'as pas besoin d'apprendre à vivre sans si tu veux connaître leur valeur, conseille-t-elle en écrasant les délicates fleurs d'octobre avec le mortier.

— Tu vas t'en aller.

Ce n'est pas un reproche, c'est un fait, une évidence, une certitude inéluctable.

— Oui, confirme-t-elle, les cheveux dans les yeux. Mais ce n'est qu'un au revoir. Toi aussi, un jour tu t'en iras et tu me retrouveras à ce moment-là.

Je ne réponds rien et la regarde massacrer les fleurs. Depuis quelques temps, j'ai du mal à écrire son histoire, car c'est comme à nouveau la voir disparaître de ma vie après qu'elle y ait laissé une empreinte indélébile. C'est douloureux, je saigne de l'intérieur, et pourtant j'ai besoin de le faire, besoin de la voir sourire entre ces pages, mes pages.

J'ai son prénom tatoué sur les murs de mon cœur. Ses recommandations gravées sur mon âme. Ses conseils imprimés dans mon esprit. J'aurais aimé lui dire que je l'aimais. Maintenant, Clément, tu sais pourquoi j'avais l'air si malheureux en cours aujourd'hui.

Le masque se fissure. Pourtant, ce n'est pas encore le moment de le retirer.

Je me souviens qu'à la lumière de la nuit, ses cheveux avaient l'air blanc comme la neige. Elle semblait autant pressée que désolée et puis aussi un peu mélancolique. Je suis désolé, je ne suis pas le meilleur pour raconter des histoires. Ce n'est pas mon fort. Je préfère capturer l'essence captive des moments importants. (Oui, Martin, j'aime la photographie.)

(Marina, j'ai trouvé, j'arrive. Laisse-moi juste acquérir la force de terminer cette histoire, c'est important que tout le monde comprenne. Je ne vis que pour la beauté fugace de la vie.)

Quand les fleurs deviennent une espèce de pâte orangée, ni liquide ni figée, elle les dépose dans le saladier. Elle y ajoute ensuite la larme argentée, qui scintille comme un millier d'étoiles vaseuses. Puis les flacons de son sang et ma peur. Tout de suite, le mélange prend une teinte blanchâtre, très laiteuse. On aurait dit que c'étaient des plumes liquides, une sorte de frontière entre légèreté et obligation.

Je m'approche pour admirer de plus près l'étrange mixture, me demandant comment il était chimiquement possibles qu'un mélange d'argent, d'orange, de rouge et de noir puisse donner cette couleur marbre. Mais parce que c'est Marina c'est illogique. Et j'aime l'illogisme.

L'instant est si important qu'aucun de nous deux ne prononce un mot. Nous nous levons tous les deux et nous observons en silence. Puis, Marina porte le récipient à ses lèvres. Elle ferme les yeux, grimace à la première gorgée.

Tous les rêves viennent de la peur. Celle d'être enfermé dans une boîte trop petite, trop carrée, trop basse, qui n'a pas la bonne forme alors qu'il n'existe aucune boîte qui aura la bonne taille, la bonne forme, la bonne fonction, parce que les cases, ça ne marche pas, ça ne nous correspond jamais entièrement. Au mieux, ça reflète une pâle facette de notre être.

Marina lâche le gros bol vide qui explose en mille morceaux sur le sol. Elle écarte les bras, ses genoux fléchissent et s'enfoncent dans la terre, son dos se courbe en arrière et un cri – de douleur ou de bonheur ou les deux – s'extirpe de ses lèvres.

Scratch. Une première plume. La peau de son dos se déchire, j'entends distinctement la lacération. Mes dents s'entrechoquent mais je n'ose pas m'approcher de sa silhouette maintenant recroquevillée. Je ne savais pas que trouver ses ailes était si douloureux, mais ça ne m'empêche pas de les vouloir aussi. C'est une souffrance qui en vaut la peine.

On a qu'une vie, et je refuse de me réveiller vieillard en ayant rien accompli de ce que je voulais réaliser, même si ça a l'air impossible. De toute façon, les rêves sont faits pour avoir l'air irréalisables, c'est leur identité même.

J'ai dix-neuf ans et je suis malheureux, je subis ma vie, je ne la vis pas. Je ne sais pas ce que c'est que de vivre. Je ne connais que la survie, un jour après l'autre et puis c'est tout. J'ai des idées un peu folles, des milliers d'aventures à vivre, des songes à développer. On est libre que lorsqu'on ferme les paupières et s'immerge dans un monde chaque jour plus fourni, qu'on fabrique de toute pièce. Sauf que je peux aussi façonner ma réalité. J'ai juste à faire le bon choix.

Ses ailes continuent de pousser. Les crissements des plumes qui percent son épiderme résonnent comme une voix sépulcrale dans un cimetière. Leur pousse est effrayante, addictive et fascinante à la fois. Elles grandissent, croissent, s'allongent, encore et encore, jusqu'à faire chacune deux fois la taille de Marina. Elles sont si gigantesques que je me demande comment elle parvient à se relever et à tenir debout sans s'écrouler sous leur poids.

Puis, je comprends que ses ailes ne sont pas lourdes. Elles sont simplement impressionnantes, luisantes d'espoir et d'apaisement, dépourvues de douleur. Tout ce chemin en valait la peine.

Marina s'approche de moi. Je suis subjugué, j'essaie de mémoriser chaque parcelle de son visage pour le redessiner dans le noir, pour que ses yeux soient mes constellations, sa bouche ma lanterne et son cœur mon monde. Ses ailes mon optimisme, ma détermination, ma force. Elle est grandiose, avec ses ailes qui se découpent clairement dans les ténèbres, l'air doux et quiet qui flotte sur son visage.

Elle a l'air grandie, mûrie, comme une baie au bord de l'apogée de sa vie. Bref, elle respire le bien-être et la santé, alors que je respire la tristesse et l'espoir qu'un jour, moi aussi, je puisse être à ma place et me sentir mieux, que le poids de l'ombre de cette foutue morosité disparaîtra comme un éclair dans le ciel, aussi vite qu'il est apparu.

— Ne perds pas espoir, souffle-t-elle avec douceur, sa main caressant ma joue.

— Jamais, je promets dans un murmure.

🪶🪶🪶

Merci d'avoir lu ce chapitre ! N'hésitez pas à me donner votre avis :)

Plus qu'un chapitre 😢🥺 (qui sera publié samedi 9 septembre 2023)

Prenez bien soin de vous ! 🖤

(J'espère aussi que votre rentrée s'est bien passée)

MARINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant