14. Il pleut de la musique dans mon coeur

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J'ai un piano chez moi, un vieux piano qui appartenait à mon grand-père. Il mange une grosse partie d'un de mes murs, près de mon bureau. Il a vécu, celui-là. Mon grand-père a appris à jouer dessus, comme son père et son grand-père avant lui. Malheureusement, la tradition ne s'est pas perpétrée et je ne sais pas en jouer. Je pourrais apprendre, oui, mais dans ce cas il me faudrait arrêter soit l'algèbre soit l'analyse et je ne suis pas sûr que ça plairait à ma moyenne générale.

Papa voulait s'en débarrasser, car personne n'en joue. Mais moi j'ai refusé et j'ai dit que je le prendrais dans mon studio, car je l'entendais. Le piano est vieux, bien plus vieux que moi, il a l'odeur des fleurs et du papier défraîchis, des livres qui prennent la poussière et des bons petits plats que faisait mamie. Et il pleure. Parce que plus personne ne l'utilise et qu'il est juste un objet encombrant.

Pourtant, il a tellement à confier ! Les guerres qu'il a vues, les cigarettes à l'odeur caramélisée qu'on lui a racontées, les pommes d'amour vanillées qu'on lui a fait goûter. Il pourrait me rappeler le parfum délicat de mamie, et puis les perles nacrées qu'elle avait autour du cou, et puis les vinyles qu'écoutait papi et aussi la couleur de ses chemises. Il me parlerait d'un temps que je n'ai jamais connu, de sourires que je n'ai jamais vus, de ces gens qui s'embrassaient et buvaient un peu trop toutes les nuits, pendant que lui était là, juste à côté, invisible, à imprimer les rires, les larmes, la colère, la peur, parce qu'au fond c'est ce qui reste, l'émotion qu'on suscite chez les autres, les instants volés par les artistes, les pensées qu'on a griffonnées dans le coin d'un bouquin. Les objets ont tant à dire, pour peu qu'on leur prête un peu d'attention.

Chaque fois que je vois ce vieil instrument, il me montre un nouveau regard brisé, une nouvelle histoire oubliée, une nouvelle personne partie sans avoir vécu tout ce qu'il y a à vivre. Ce soldat parti trop vite, la fleur au fusil, cette fille veuve bien trop jeune, ce gamin dont le père a assassiné le frère qui criait trop fort, cette dame qui regarde toujours les avions dans le ciel en se rappelant son père envolé là-haut, plus près des étoiles qu'il disait, pour faire les guerres des autres, parce que quand on est le chef, on ne se salit jamais les mains.

Et Marina elle est là, elle est chez moi, elle joue, elle le fait parler comme il n'a jamais parlé. Il pleure, je le vois, ça suinte partout des touches, un peu comme un trop-plein, un soulagement trop grand, un débordement écrasant, ça explose comme l'or bleu jaillit des fontaines et des ruisseaux, ça hurle comme l'eau rouge gicle des volcans et des bombes qu'on ne devrait jamais lancer.

Il fallait qu'on travaille, les formules, les preuves, les théorèmes, les idées, les concepts, il fallait qu'on essaie des exercices, qu'on fouille dans des livres, j'aurais dû rester jouer aux cartes avec Clément, Martin et Louis, et elle aurait dû rester avec Louise à essayer de réinventer le monde en gribouillant des démonstrations à la craie, aussi éphémère qu'une libellule. D'ailleurs, la craie, c'est plein de calcaire, de pléthore de minuscules crustacés et coquillages morts, ça veut dire qu'on écrit au tableau avec l'océan, ça veut dire qu'on a la mer au bout des doigts, sur le pantalon, dans les cheveux, ça veut dire qu'on devient un peu l'océan à chaque fois.

Marina, elle, elle devient un peu plus le ciel à chaque fois, à tel point que je me demande pourquoi elle est encore chez moi à jouer du piano, moi je suis l'abîme, je m'y noie tous les soirs, tellement que je ne fais plus qu'un avec lui et que nous sommes indissociables, rien à voir avec le ciel qui la berce, le soleil qui lui sourit tous les jours, la lune qui la couve d'un regard protecteur et les étoiles qui l'enveloppent d'une couverture protectrice, pour lui rappeler qu'elle est un musée dont ils sont les gardiens. Moi je ne fais pas tout ça. Moi je suis juste Hugo et je souffre, au fond, j'ai mal à en mourir.

Ses notes percent mon coeur, droit dans mes insécurités, droit dans mes malaises. Sa musique s'infiltre dans toutes mes fissures, comme pour chercher les choses qui me dévorent, celles que je refuse de m'avouer, celles que je m'empresse d'étouffer au fond de moi dès qu'une toute petite particule refait surface, celles que j'ai l'habitude de noyer dans la nuit. Si je ne les vois plus, c'est qu'elles ne sont plus là, pas vrai ?

Ah, que je me trompais ! J'étais si naïf à ce moment-là. Pourtant, même si j'avais connu la tournure des événements qui ont suivi, je n'aurais rien changé. J'aurais agis exactement de cette manière-là. Certains événements sont juste déjà écrits, et les retarder ne change pas le résultat final.

C'est la dernière soirée que j'ai passée avec Marina. Nos dernières discussions. Nos derniers sourires. Et je dois dire que c'était l'une des meilleures. Les dernières fois sont plus marquantes que les premières fois. Dernier saut en parachute, dernière étoile. Ce mot a un goût qui nous encourage à savourer le souvenir. Et l'avenir. Parce qu'au final, on ne sait jamais vraiment quand arrive la dernière fois.

A présent, je dois m'effacer complètement, mettre le masque de l'ancien Hugo pour raconter la suite entièrement de son point de vue. Je ne peux plus autant digresser, si je veux être le plus vrai possible, relater les faits tels qu'ils sont.

Il me faut me perdre dans les méandres de mon âme, remonter le temps, au moment où j'étais si abîmé que je ne voyais pas comment vivre avec. Pour ce faire, je prends une feuille. Je griffonne d'abord l'esquisse de mon visage, puis je dessine les détails : mon nez allongé, ma bouche tordue en une grimace de détresse, mes yeux habités par un grand vide rongeant mon intérieur (car les yeux sont les reflets de l'âme et la mienne n'était plus qu'un manteau effiloché, émietté aux quatre coins de mon être).

Satisfait, je détaille mon portrait. Un regard à ma version actuelle, dans le miroir, me montre que je vais beaucoup mieux. Mes yeux sont empreints d'une teinte de détermination, d'une once de douceur et surtout d'une étincelle d'espoir. Je sais que je suis sur la bonne route.

Je découpe le masque avec précision et respire un grand coup. Puis, sans me laisser le temps de rebrousser chemin, de réfléchir, je le pose sur mon visage et appuie sur les bords, leurs appliquant une pression telle que le masque entre dans ma peau.

Doucement, j'inspire l'air du masque, m'imprégnant de qui j'étais. Une fois, deux fois, trois fois. Et ça y est, je suis redevenu celui que j'étais, le temps de quelques pages.

Je raconte à présent comme je racontais avant, je ressens ce que je ressentais. La scission entre mes deux moi est mince, mais je la sens. Je ne suis plus vraiment moi, je vois par les yeux de ce que j'étais. Mon cœur réduit subitement de moitié, mes côte se resserrent autour de mes organes. Me voilà comprimé, enfermé dans mon être, enchaîné dans une prison que j'ai moi-même conçu, coincé dans mon esprit étriqué.

Et mon unique pensée, c'est :

Et mon unique pensée, c'est :

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