16. L'ivresse de la nuit

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Un silence s'est installé. Il est tard, très tard. Et elle n'a pas bougé, comme si elle voulait passer la nuit ici, dans mon lit. (En même temps elle ne va pas dormir sur mon parquet, si elle reste.)

Que suis-je censé lui répondre ? Il n'y a rien à dire... et en même temps il y a tellement.

— Je t'ai blessé ? demande-t-elle au bout d'un moment.

Je jette un rapide coup d'œil à mon corps. Je ne saigne nulle part.

— Non. Je ne sais juste plus quoi dire.

Elle désigne de sa main le piano. Je fronce les sourcils.

— Alors tu veux jouer quelque chose ? Parfois, il est plus facile de dire les choses à travers l'art. Les mots sont parfois insuffisants.

— Je... Je ne sais pas jouer, bredouillé-je.

Un air contrarié apparaît sur le visage de Marina.

— Tu n'as pas besoin de savoir, tu dois juste laisser parler ton cœur, regarde !

Elle se lève et s'assoit devant le piano. Elle relève le clapet et me tire par la manche de mon sweat pour que je m'assois à côté d'elle. Elle ferme les yeux et ses doigts caressent les touches comme on toucherait un amant sous un clair de lune. Les notes puissantes s'élèvent dans la pièce, plongeant l'immeuble tout entier dans une forêt féerique peuplée de nains, elfes, farfadets et autres créatures dont on a aujourd'hui oublié l'existence.

On se retrouve à errer au milieu des arbres à moitié mangés par le brouillard. Je reconnais des pins, des sapins, des chênes, des hêtres et des charmes, leurs feuilles dentelées virevoltant tels des flocons. La pluie s'y mêle bientôt, clouant avec brutalité les fragiles végétaux au sol. Violente, elle éclate même les glands et les pommes de pins qui jonchent le sol. Les cerfs courent se cacher, les renards se jettent dans leur terrier, les écureuils fendent les airs pour regagner leur nid, les ours s'emmitouflent dans leur grotte. Mais chez moi, elle ne provoque rien. Ce n'est pas ma pluie, ce n'est pas ma tempête.

— Voilà, dit Marina.

L'immeuble retombe lourdement sur le sol strasbourgeois. Sans me laisser le temps de la complimenter d'une quelconque manière, elle attrape un carnet de son sac et se met à noter les portées à l'origine de la valse de ses doigts.

— Pour que tu puisses jouer ma chanson un jour, explique-t-elle, une fois qu'elle a fini.

Elle se tourne vers moi.

— A ton tour.

J'étire mes doigts, et, seuls devant les touches, ils restent tétanisés, incapables de savoir quoi faire. Je ne peux pas jouer la musique de mon âme car elle n'a aucune musique. Rien, à part un néant affligeant qui m'empêche cruellement de bouger, comme si toute la gravité se mettait contre moi.

— Parfois, il faut savoir lâcher prise. La musique exprime l'inexprimable. C'est un langage à part entière, elle n'utilise que des mots qui n'existent pas. Que peut-il arriver ? Tu es le seul à savoir que cela provient de tes veines.

Marina se colle un peu plus à moi et prend mes deux mains, guidant mes doigts sur les premières notes des couleurs qu'elle voit en moi. Curieusement, quand c'est elle, mes doigts virevoltent. Pas aussi légèrement et délicatement qu'elle, mes doigts ressemblent plutôt à des grenouilles qui sautent de nénuphars en nénuphars et non pas à des papillons qui butinent de fleurs en fleurs.

Ensuite, tout doucement, de la même manière qu'on récupérerait précieusement la gelée royale au fond des ruches, elle lâche doucement mes mains. D'elles-mêmes, sans que je n'ai à penser, elles continuent à jouer, m'arrachant une grimace quand elles comprennent mal l'émotion que je veux transmettre ou un soupir de satisfaction lorsqu'elles cernent parfaitement ce que j'éprouve.

Je suis transporté, incapable de m'arrêter. Jamais je n'ai ressenti ça. C'est... incomparable, c'est un mélange d'oiseaux en extase et de fleurs qui sourient sous la rosée, et de loups qui courent sous la lune en hurlant à pleins poumons. Pour une fois, mon âme et moi sommes unis en un seul et même cri. Et il n'est pas insonore. Quelqu'un m'écoute. Quelqu'un m'entend. Mon orage mélodieux la foudroie tel un arbre fendu en deux.

La main de Marina se pose sur la peau brûlante de ma nuque. Si je me crispe, je ne m'arrête pas pour autant de jouer. Jamais je ne me suis senti aussi libre, émancipé du poids d'être en vie. Elle tourne mon visage vers le sien et ce n'est qu'en sentant son souffle sur mes lèvres que je prends conscience d'avoir fermé les yeux depuis bien longtemps.

Elle m'embrasse, et c'est comme si mon cœur était une cascade brisant chaque roche sur son passage. Mes doigts cessent de tapoter les touches pour effleurer sa peau, de la même façon que sa mélodie a perforé mon cœur pour le gonfler de ses couleurs.

Nous nous écartons, à bout de souffle. Elle se penche et chuchote à mon oreille :

— Pour ton inspiration.

Je cligne des yeux, un peu dans les vapes.

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

Elle éclate de rire, et c'est comme entendre un oiseau gazouiller. Elle enlace ma taille et se love contre moi, dessinant des cercles sur mon ventre.

— Je suis certaine que si.

C'est à mon tour de l'embrasser. D'abord doucement, comme pour mémoriser les courbes de ses lèvres et de son visage, et puis plus ardemment. Pas vraiment comme si ma vie en dépendait, non. Plutôt comme si c'était la dernière fois.

— Je sais comment retourner dans la forêt et récupérer mes ailes, chuchote-t-elle, sa bouche contre mon oreille.

🪶

Hey ! Comment allez-vous ? :)

Merci d'avoir lu ce chapitre, j'espère qu'il vous a plu ! A votre avis, comment tout ça va-t-il se finir ?

On se retrouve mardi pour la suite !

Passez un bon week-end !

MARINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant