8. Nager dans un fluide

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Aujourd'hui, c'est difficile. C'est compliqué de m'effacer et de laisser les événements couler hors de mon corps. Car c'est à ce moment-là que son destin s'est scellé.

Elle pleurait tous les soirs, Marina. Dans le noir et la solitude. Et c'était peut-être mieux comme ça. Personne ne la voyait, personne ne savait. Elle pleurait parce qu'elle détestait le tournant que prenait sa vie, et qu'elle n'osait rien y faire. Si j'étais plus forte, m'a-t-elle dit un jour, j'enverrais tout valser et surtout je partirais la tête haute. Mais je suis là, alors je fais avec.

   Je ne pouvais qu'acquiescer. Je ne pouvais pas l'aider, je ne savais pas quoi faire. Mais je pouvais l'écouter. Alors je l'ai fait. Tous les jours. Elle avait mille et une facettes, comme nous tous.

La thermodynamique, c'est terminé. Maintenant, on étudie la mécanique des fluides. C'est tout aussi intéressant ! Et puis, c'est quand même drôle de savoir pourquoi les icebergs flottent, et donc de faire des blagues sur le Titanic.

Hier soir, Marina m'a avoué que les vampires existaient et qu'effectivement, ils nous sucent la vie jusqu'à la moelle. Au début, je ne l'ai pas crue, et puis j'ai réalisé que j'avais cru sans réfléchir qu'elle avait des ailes. Enfin, je les avaient vues.

— Ça n'existent pas les vampires, avais-je alors répondu.

— Bien-sûr que si ! C'est à cause d'eux que je vais perdre mes ailes ! avait-elle protesté.

Elle s'était alors dressée de toute sa hauteur et avait commencé à retirer sa veste, son écharpe. Et puis, elle a soulevé ses longs cheveux et m'a montré sa nuque. Alors, j'ai vu deux minces trous infectés sur sa nuque. Fins comme des aiguilles, aiguisés comme des canines.

— Ils me rongeront la vie jusqu'à l'os, et ils te feront la même chose dès que la moindre plume pointera le bout de son nez.

— Mais, je n'ai pas d'ailes, lui avais-je rappelé, troublé par ses paroles.

— C'est vrai, avait-elle affirmé. Mais ils trouveront forcément quelque chose à briser en toi. C'est toujours comme ça. Et l'ail ne fonctionne même pas ! avait-elle plaisanté.

Et puis, j'avais remarqué l'éclat terni de ses ailes. C'était flagrant.

— Marina, avais-je chuchoté, tes ailes...

— Je sais.

Elle était condamnée et l'avait accepté. Elle n'essayait même plus de se battre. La voir si résignée m'avait brisé le cœur et son regard cassé me hanterait pour toujours. Il me hante encore, surgit lorsque je m'y attends le moins. Ce regard abîmé, je l'ai aussi eu. On l'a tous eu.

— Je ne peux déjà plus voler, avait-elle ajouté d'une voix empourprée de tristesse, ni même planer dans le vent. Mes plumes perdent leur vitalité. Elles jaunissent puis tombent.

— Tes ailes sont encore là.

Le regard sur sa nuque couverte d'une écharpe, j'étais désemparé. Il n'y avait rien que je ne pouvais faire pour empêcher cela. Je m'étais promis de rester avec elle jusqu'à la dernière plume, c'était la moindre des choses. Elle pensait qu'elles tomberaient, ou du moins ce qu'il en reste, ce soir ou demain. Elle m'a prévenu pour le sang. Elle dit qu'il y en aura beaucoup.

— Et les vampires ? l'avais-je interrogée, ils viendront ?

— Bien-sûr. Ils se repaîtront du sang et de la scène. Et ils seront d'autant plus heureux en me voyant vivre meurtrie. C'est leur plus grande satisfaction de briser les gens. Ils les détruisent mais pas assez pour les tuer. Non. Eux, ils veulent qu'on souffre. Qu'on soit sans cesse ramené à notre condition. Et surtout qu'on ne cherche pas à en sortir. Depuis toute petite, je veux en sortir. J'ai reçu plusieurs avertissements, mais cette fois c'est la fin. Ils contempleront leur œuvre. Ils auront réussi.

Ses paroles violentes sont encore fraîches dans mon esprit. Jamais quelqu'un n'avait parlé avec tant d'amertume et de renoncement. Elle était impuissante.

Marina ne méritait pas de perdre ses ailes. J'avais peur de voir ça, et je n'avais de cesse de repousser les futures horribles images de ma tête. J'espérais un miracle.

Cependant, les miracles n'existent pas. Je ne sais pas quelles actions elle aurait pu mener pour ne pas en arriver là. Il me semble que sans cela, elle n'aurait pas été Marina. Elle n'aurait pas autant connu leur valeur si elle ne les avaient pas perdues. C'est triste, mais elle était comme ça.

Voilà, maintenant, vous commencez tous à comprendre ce qu'il s'est passé. C'était sous vos yeux, mais vous n'avez rien vu. Ce n'est pas un reproche, vos ailes à vous sont différentes, elles ont poussé pour vous emmener dans cette classe. Mais pas les siennes.

Il se fait tard, mes yeux brûlent de fatigue. Un jour après l'autre, une épreuve après l'autre, un chapitre après l'autre. Les pages de mon carnet noircissent. De temps en temps, une goutte de sel tombe dedans, lorsque l'émotion est telle que je ne peux plus l'empêcher de déborder. Peut-être qu'à la fin, le carnet sera devenu l'océan tout entier et que toi lecteur, tu seras une plage qui se laisse caresser par les vagues, tes pieds se laissant lécher par l'écume. Attention, il t'apportera sûrement des coquillages. Il faudra les ramasser et en prendre bien soin, car ce sera un cadeau. Utilise-les pour parer ton âme, pour renforcer ton château et le décorer des trésors de l'océan insaisissable. Ainsi, tu te souviendras de moi.

Est-ce un crime de ne pas vouloir être oublié ? De vouloir laisser une trace derrière soi ? Je ne suis pas une comète, je ne cours pas à travers l'espace et le temps en laissant une traînée derrière moi. Je laisserai simplement ce carnet. Peut-être qu'il sera imprimé sur les murs du cœur de quelqu'un, qu'il résonnera.

MARINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant