10. Mots sur maux

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Un ignoble bruit d'aspiration agresse mes oreilles. Les vampires boivent le sang qui recouvre le sol. Ils passent à côté de moi sans me voir : je n'appartiens pas à leur monde. Voilà donc comment ils survivent ! En buvant les rêves, les aspirations, les passions des autres ! Ils volent tout, ne laisse qu'un grand vide, une seule part d'humanité : la souffrance. Et une fois que celle-ci est insurmontable, qu'elle déborde de la coquille abandonnée, qu'elle en devient si puissante qu'il n'est plus possible de la ressentir, elle devient comme eux. Une enveloppe cruellement lisse, creuse, grise et habitée par le néant. Non, ni habitée ni hantée. Il n'y a plus rien à tyranniser.

Je réprime plusieurs hauts-le-cœur en les voyant se nourrir. Quand ils sont repus de la scène, ils partent, furtifs et légers comme l'air. Je sors de ma torpeur et marche jusqu'à elle.

— Marina !

   Je m'arrête en plein geste, ne sachant que faire. Elle est tombée à genoux sur le sol. Est-ce que je devrais l'étreindre pour la soutenir ? Lui prendre la main ? Lui tapoter l'épaule ? J'opte pour la dernière option. Elle ne prononce pas un seul mot et garde les yeux fixés sur le sol.

— Ça va aller, d'accord ? tenté-je, afin de la rassurer.

Elle ne répond pas.

— Ça va toujours mieux au bout d'un moment, tu verras. Ça prend du temps et il faut s'acharner, mais je te promets que ça s'améliore. Si tu restes là, agenouillée sur le sol à ne rien faire, alors ils ont gagné. Et ça, c'est hors de question, continué-je, alors relève-toi. Je vais te ramener chez toi.

— Non, murmure-t-elle d'une voix implorante, pas chez moi.

J'écarquille les yeux, mais choisis de ne pas poser de questions ; ce qu'elle venait de vivre était suffisamment éprouvant, inutile d'en rajouter.

— Très bien, acquiescé-je, alors... euh... on peut aller ...

— Dans un café, termine-t-elle d'une voix morte.

— Dans un café, oui, si tu veux, confirmé-je, toujours troublé.

Elle ne réagit pas et elle s'essuie les yeux, reniflant discrètement. Gauchement, je tapote son épaule. Puis, une cascade de larmes dévale ses joues, un ouragan déferle sur sa poitrine et l'horrible réalité la foudroie. Ses sanglots déchirent la nuit, et je ne sais pas quel est le comportement à adopter, comment recoudre la nuit, comment la recoudre, elle.

— Ça ... Ça prend du temps, mais ... on s'habitue, lui murmuré-je, toujours plus démuni.

— Je me sens vide, articule-t-elle, péniblement sous la force de ses propres bourrasques.

Et puis, sans même me regarder dans les yeux, elle se jette sur moi et passe ses bras autour de mon cou, enfouissant son visage dans ma veste. Je tombe sur les fesses, et ne sais que faire à part l'enlacer avec mille précautions. Hors de question que je lui fasse mal en effleurant malgré moi sa blessure encore fraîche.

Je ne sais pas combien de temps nous restons comme ça. Mais cela me paraît aussi bref qu'une chanson d'été. Je ne bouge pas d'un pouce, et même si avoir Marina contre moi me plait bien, j'aurais préféré que ça n'arrive jamais. Du moins, pas comme ça. Inconsciemment, je frotte son dos et suis surpris de ne rien sentir. Le sang a disparu. C'était comme si ses ailes n'avaient jamais existé.

Doucement, elle se calme. Je ne sais pas quelle tempête a fait rage en son être. Le vent est plus calme, les clapotis de l'eau, plus doux. C'est tout ce que je peux constater. Son visage est toujours enfoui dans ma veste. Lentement, elle se détache de moi, et c'est là que je m'aperçois que je suis figé depuis le début.

Je l'entends respirer une bouffée d'air frais, inhaler lentement.

— On y va ? propose-t-elle, d'une voix empreinte de douleur refoulée.

J'acquiesce et me lève. Sous le clair de Lune, je lui tends la main, et elle l'accepte. Le trajet est silencieux. Les images tournent en boucle dans mon cerveau. Mon coeur bat à un rythme anormalement élevé. Mon corps tremble. Je fais tout pour qu'elle ne le remarque pas. Elle se sentirait coupable.

   Quand on arrive en ville, je me retourne et m'aperçois que la forêt a disparu. Je prends aussi conscience du fait que je n'ai jamais pu m'y rendre sans Marina.

— Pourquoi la forêt a-t-elle disparu ? demandé-je.

— Elle n'a plus de raison d'être, répond simplement Marina.

— Et pourquoi je ne pouvais pas y aller sans toi ? continué-je, c'est quand même bizarre, une forêt qui apparaît puis disparaît aux abords de la ville...

— Parce qu'il faut des ailes pour y accéder. Elle est toujours là mais on n'y a plus accès, explique-t-elle.

— T'es en train de me dire qu'il y a un espèce de monde magique à côté du nôtre ? m'étonné-je.

Alors, elle éclate de rire. D'un rire franc, naturel, cristallin.

— Ça fait quoi, trois semaines que je t'ai montré mes ailes, et tu ne t'en es toujours pas rendu compte ?! se moque-t-elle, riant de plus belle.

— Euh..., laissé-je échapper, me rendant compte de ma bêtise.

Des larmes de rire coulent sur ses joues. Elle les essuie, respire un grand coup, me regarde et repart dans un fou rire devant mon air sérieux.

— Je t'avais même parlé des vampires, continue-t-elle, encore amusée. Mon Dieu, c'est trop drôle ! ajoute-t-elle en riant de plus belle.

Je fais volontairement la moue et elle continue à rire comme si elle ne se souciait de plus rien. J'aperçois, au coin de la rue, un établissement où la lumière est encore allumée et le lui désigne du doigt. Elle hoche la tête et c'est comme ça que nous nous retrouvons assis l'un en face de l'autre, avec une tasse de thé fumante chacun.

Ses yeux brumeux détaillent la vapeur d'eau d'un intérêt non dissimulé. En même temps, nous étions en train d'assister à un changement d'état en direct ! Je suis sûr que c'est à cause de la thermodynamique qu'elle est devenue comme ça... Je fais vite taire la petite voix intérieure qui me chuchote qu'à la dernière colle, j'ai oublié ce qu'était la pression de vapeur saturante... oups, la tête du colleur !

— En fait, le monde magique n'est pas si magique, commencé-je.

— Que veux-tu dire par là ? interroge-t-elle, les yeux plissés.

— Qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour le voir. Les ailes poussent sur ceux qui ont les yeux grand ouvert, pas sur les ignorants.

— Ils ne sont pas ignorants, réplique Marina. Ils ont juste peur.

— Quand on ouvre les yeux, on a trois choix. Soit on s'envole, soit on laisse les vampires nous détruire, soit on devient l'un d'entre eux, car on prend conscience que rien ne nous est accessible.

Elle hoche la tête. Elle ne dit rien.

— Marina, pourquoi les as-tu laissés faire ? lui demandé-je. Tu avais le choix.

— Peut-être parce que je laisserais une trop grande traînée derrière moi, répond-elle, les yeux fixés sur un point derrière moi.

— Et alors ? rétorqué-je. Tu avais beaucoup plus à gagner...

— Ça serait égoïste de ma part, réplique-t-elle d'un ton nettement plus froid.

— Mais, nous vivons dans un monde où tout le monde est égoïste. Si tu ne penses pas à toi, qui le fera ? objecté-je.

Elle met du temps à me répondre, et je crains d'avoir franchi la ligne rouge. Elle ancre son regard dans le mien.

— Toi, finit-elle par dire. Toi, tu penseras à moi. Je viens d'en avoir la preuve.

Mais elle n'avait pas encore compris que ce n'était pas assez. Que ce ne sera jamais assez. Qu'elle était la seule à pouvoir s'aider, se soigner, se sauver, se rendre heureuse, épanouie, apaisée. Moi je n'étais qu'une ombre, qu'une histoire inachevée dans un coin poussiéreux d'un esprit écrasé par les envies des autres, qu'un faible morceau d'étoile morte.

MARINAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant