En algèbre, on avait un prof passionné, très passionné. Ça se voyait dans sa manière d'enseigner, d'expliquer. On avait tous envie de le suivre, de comprendre pourquoi il était aussi passionné, même Marina. Mais aujourd'hui, Marina n'était pas bien, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Elle avait les yeux ostensiblement fixés sur sa table, le visage fermé résigné et la bouche affaissée.
Resterait-elle cette enveloppe brisée pour toujours ? Serait-elle contrainte à seulement se souvenir de ce qu'elle aurait pu devenir sans pouvoir atteindre cet avenir ? A ce moment-là, je l'ignorais. A ce moment-là, j'avais déjà noyé mon ciel dans son océan à elle. Et il m'était difficile de dissocier mes émotions des siennes. En fait, les miennes s'étaient comme évaporées. J'ai mis des jours à les récupérer. Il ne fait pas bon à tout prendre à cœur.
Ce jour-là, il faisait froid. Le cours de mécanique des fluides n'était plus aussi distrayant pour mon esprit malade. Louis s'amusait à calculer des intégrales à ma droite tandis que Martin marmonnait des paroles inintelligibles en essayant de comprendre l'exercice. Quant à Clément, il m'observait, me lisait comme on ouvrirait un livre que l'on a attendu trop longtemps pour dévorer.
— Tu ne vas pas bien, a-t-il chuchoté.
Puis, son regard s'était tourné vers Marina, dont le visage était baissé vers sa feuille, fuyant chaque regard, sans doute pour que personne n'y aperçoive son reflet brisé à l'intérieur.
— Elle ne va pas bien non plus, a-t-il ajouté. Tu agis comme son miroir, cet an-ci.
Ce n'était pas un reproche. C'était un constat, et il m'était blessant. Impossible de savoir pourquoi ! Maintenant, je sais que c'était là un cri de protestation de ma faible essence s'échinant à me faire signe.
— Problème d'âme étouffée au profit du regard des autres, ai-je répondu en évitant ses yeux inquisiteurs.
Mon ami fronce les sourcils.
— Comment le sais-tu ?
— Je la vois presque tous les soirs.
— Quoi ? s'exclame-t-il, l'air incertain de ce qu'il vient de comprendre.
— Pas pour ça, m'expliqué-je, il ne s'est rien passé. Je l'aide un peu.
Clément hoche la tête, l'air grave.
— C'est dur en ce moment. Tout le monde a l'air à bout.
Je ne trouve rien d'autre à répondre à part un faible « oui ». Mais je ne peux pas aider tout le monde. D'ailleurs, on ne peut pas aider quelqu'un qui ne veut pas être sauvé.
— Toi aussi, tu as l'air à bout, insiste Clément. Tu peux me parler, si tu as besoin de te délester d'un poids trop lourd pour toi.J'hoche la tête, embarrassé. Est-ce donc si visible que ça ?
— Je ne sais pas trop...
Par où commencer ? Quoi raconter ? Comment puis-je être si mal si d'autres sont dans un bien pire état que moi ?
Il m'a fallu des semaines, mais j'ai fini par comprendre que ce n'était pas parce qu'il y avait pire que ma douleur n'existait pas, qu'elle ne méritait pas d'être soignée et d'évoluer en apaisement.
— Tu n'es pas obligé. Je voulais juste que tu saches que tu n'es pas tout seul.
Comme je n'ai rien ajouté, Clément s'est reconcentré sur le cours.
Je sais qu'il lira ce carnet, alors je me permets de lui dire ces quelques mots : merci d'avoir été là ces derniers temps, qui ont été compliqués pour moi. Tu as apporté un peu de lumière dans les ténèbres qu'était mon quotidien. A partir de maintenant, tout ira mieux. Les tempêtes passent, mêmes celles qu'on a dans le cœur.
Lorsque le cours s'est achevé, j'ai pris mon courage à deux mains avant d'aller demander des nouvelles à Marina.
Le souvenir de la discussion que nous avons eue ce jour-là m'est pénible. Elle a laissé une blessure cuisante dans mon esprit. Pourtant, l'objet de notre échange aurait dû me réchauffer le cœur...
Non seulement Marina avait perdu ses ailes, mais en plus elle venait de rompre avec celui qui jusqu'alors partageait sa vie. Elle me l'avait dit. C'était elle qui avait rompu. Elle m'avait dit que ses sentiments avaient changé, qu'elle ne pouvait plus continuer comme ça, que ça serait lui mentir, que ça serait irrespectueux et je pense qu'elle a raison. Elle avait beaucoup plus à gagner en faisant ça.
C'est précisément à cet instant-là qu'elle a commencé à comprendre. Qu'elle a arrêté de s'oublier. De s'effacer. D'être ce qu'on attendait d'elle.
On ne peut pas mentir sur ses sentiments, on ne peut pas faire semblant. Elle s'est menti à elle-même, elle a refusé de l'admettre et puis elle s'est retrouvée coincée. Elle a paniqué, elle ne l'a dit à personne, elle pensait être un monstre. Et puis elle s'est rendue compte qu'elle en deviendrait un si elle ne le lui avouait pas. Je comprenais mieux, désormais, pourquoi elle rentrait toujours tard le soir. Pour ne pas faire face à elle-même. Et c'est pour ça que quand j'ai commencé à faire la même chose, il y a quelques temps, j'ai compris que des mauvaises herbes poussaient dans mon cœur et que je fermais les yeux parce que c'était plus facile de les ignorer que de les arracher.
Elle s'en est rendue compte en cours d'algèbre. Elle en a soudainement pris conscience et s'est dit « non, je ne peux pas, je ne peux plus. Ses lèvres me dégoûtent, je ne veux plus qu'il me touche ne serait-ce que l'épaule, ça me révulse. Ça ne va pas. » Et donc elle a pris son courage à deux mains. Ça n'a pas été facile pour elle. Mais elle a voulu le faire proprement. Elle est triste, les yeux lui brûlent, mais elle est soulagée.
Et maintenant, elle se dit qu'elle peut peut-être réaliser tous ses rêves, forcer le destin et se reprendre en main. Qu'après tout, rien n'est impossible ; elle a toute la vie devant elle. « Je vais découvrir pleins de choses ! » m'a-t-elle confié. « Je suis curieuse de voir ce qu'il va se passer. » Qui ne le serait pas ?
Oh, bien-sûr, il ne suffit pas d'y croire, il faut aussi se donner les moyens pour réussir, travailler, faire des efforts. Mais ça, Marina l'avait bien compris.
Je ne sais pas si je dois être content que tout ceci lui soit arrivé. Car égoïstement, cela me permet de mieux me cerner. A moi aussi, l'algèbre apporte des épiphanies : je suis dans l'œil du cyclone.
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MARINA
ParanormalMarina, c'était cette fille perdue entre pleins de scientifiques, alors qu'elle n'aspirait qu'à l'Art. Marina, c'était cette fille étrange aux mangas toujours dans le sac. Marina, c'était cette fille de mon cours d'analyse. [[ court roman ]]