II – Suwałki, Pologne
D'abord ces coups sourds contre la porte... Janina s'éveilla en sursaut, la respiration oppressée. Elle entendit alors le remue-ménage dans la rue, les pas pressés de bottes, les voix éparses, et cet appel monotone, sur deux tons, comme un tocsin qui passait entre les murs rapprochés des maisons :
« Évacuez... Évacuez... »
Elle secoua Vassili dont le ronflement s'étrangla, et sortit hors du lit sans plus attendre. Elle ouvrit la fenêtre en grand, fit claquer les volets contre le mur ; une bouffée glacée, remplie de pluie, s'engouffra dans la petite chambre, pendant que l'appel retentissait, plus fort :
« Évacuez... Évacuez... »
Janina plissa les paupières, tentant de distinguer des mouvements dans l'obscurité. Des éclats de lumière passaient, de loin en loin, révélant des véhicules et une agitation floue. Un brusque reflet de phares illuminait en plein un bouquet d'arbres, une porte devant laquelle se pressait une petite foule chargée de valises. Puis l'obscurité revenait, un peu plus épaisse, une nuit écrasante de cave. Sur tout ceci, la pluie, qui tombait ininterrompue depuis un mois.
C'était arrivé. Ça devait bien arriver...
Vassili grognait et remuait dans le lit. Janina le devina qui se dressait soudain, tendait l'oreille. Elle entendit son souffle dont le rythme s'accélérait.
« Mamouchka !», appela-t-il soudain. « Mamouchka ! »
Il sauta du lit.
La vieille Jolanta était lituanienne, tout comme Janina ; mais Vassili, fils d'une nombreuse famille russe venue s'installer dans ce petit coin de Pologne, n'avait jamais renoncé à appeler sa belle-mère par ce sobriquet qui, pour Janina, évoquait curieusement Gogol, Soljenitsyne – tout un pan d'histoire de la littérature aujourd'hui voué au musée.
Du bruit à l'étage au-dessus : Jolanta était réveillée, elle aussi. Dans la rue, l'appel continuait :
« Évacuez... Évacuez... »
Il devait y avoir un camion équipé de haut-parleurs sur la place.
Une fenêtre s'ouvrit à la volée, à quelques mètres en face de Janina. Une tête effarée apparut, celle de Bartosz, un gros fermier polonais, l'un des seuls habitants du village originaire de la région. Ici plus qu'ailleurs, les séquelles de la dernière guerre étaient visibles, et notamment à travers le mélange des populations ballottées entre des frontières qui avaient trop oscillé. Lorsque les chars russes, précédés par les troupes aéroportées chinoises, s'étaient lancés à l'assaut de la vieille Europe, les populations civiles avaient reflué vers l'Ouest en longues cohortes de réfugiés. Puis, rattrapées par les combats, parquées dans des stades, des cinémas, des stations de métro, elles avaient été triées, séparées en fonction des risques que les uns ou les autres pouvaient représenter pour l'occupant, puis renvoyées pêle-mêle vers l'Est. Le flot était venu se briser sur les frontières biélorusses et ukrainiennes. Il y avait là des familles démantibulées, des mères sans leurs enfants, des enfants sans leurs parents – tous regroupés, dans un premier temps, derrière les barbelés de camps montés à la hâte. Impossible de renvoyer chacun chez soi : des régions entières avaient été décrétées zone militaire.
À l'affolement initial avait succédé un morne accablement, le désespoir écrasant des foules ; l'accablement s'était transformé en sinistre habitude ; et peu à peu, le besoin de vivre avait repris le dessus.
On avait commencé à s'installer.
Le village où Janina avait rencontré Vassili n'avait pas de nom. Avant la guerre, il n'y avait là que trois fermes, non loin de la route entre Suwałki et Sadzawki. Plus loin au nord, c'était la frontière, perdue dans une vaste forêt de sapins : pour la franchir, deux routes et une voie ferrée, sur laquelle les Russes avaient rétabli des barbelés, rappel de ceux qui existaient jusque dans les années 1990. Le train devait stopper devant un vaste portail dressé au beau milieu de la forêt, que des soldats ouvraient à l'approche de la locomotive. Plus loin encore, les longues plaines lituaniennes, désormais en grande partie interdites.

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Shuriken
Science Fiction«J'avais trop de calmants dans le corps pour crier. Ma voix n'était qu'un murmure. Il a penché la tête vers moi pour m'entendre. Je lui ai dit que je ne voulais plus m'enfuir. Que ça n'avait aucun sens. Que nous retrouverions, là-bas, la même chose...