Chapitre 6

4.4K 8 8
                                    


VI – Interrogatoire

« Monsieur Zelmaty... »

Le professeur Cheng s'exprimait d'une voix douce, très inhabituelle chez lui.

L'homme assis en face de lui ne leva pas la tête. Seul un tressaillement des épaules indiqua qu'il l'avait entendu.

Sur sa chaise de bois blanc toute simple, le professeur Cheng se tenait assis très droit, les mains posées sur les genoux, le dos calé contre le dossier. Dans cette position, il dominait de la tête et du buste l'homme auquel il faisait face et qui, lui, était affalé, le visage tourné vers le sol. Il serait sans doute tombé à terre sans les liens qui le retenaient à sa propre chaise, et qui lui maintenaient les bras étroitement serrés contre le corps.

De sa bouche s'écoulait un étroit filet où se mêlaient sang et bave, qui faisaient une tache à ses pieds.

Entre eux deux, une simple table, elle aussi en bois blanc. Sur cette table, un épais dossier voisinait avec un mince paquet de photocopies hâtivement reliées.

Toute la pièce était d'un dépouillement spartiate. Outre la table et les deux chaises, elle ne contenait qu'un lit en fer, ainsi qu'un petit bureau poussé dans un coin, sur lequel étaient disposés une demi-douzaine de livres. Le sol, les murs, la voûte évoquant celle d'une cave, étaient de béton brut. Une étroite fenêtre, assez semblable à une lucarne, montrait un coin de ciel nocturne. Une ampoule pendait du plafond, mais elle était éteinte. Le seul éclairage provenait d'une petite lampe de bureau, qui laissait dans l'obscurité la plus grande partie de la pièce.

L'homme garrotté à sa chaise respirait bruyamment, de manière irrégulière. Sa tête était toujours baissée. Le professeur Cheng attendait patiemment.

À sa droite sur la table, le paquet de photocopies reliées était ouvert. On pouvait voir qu'il s'agissait de la reproduction d'un journal, rédigé d'une écriture fine, régulière. Il était ouvert à la date du 20 avril. Le professeur Cheng abaissa son regard sur ce journal, ses yeux se troublèrent un instant et ses lèvres s'entrouvrirent pour former silencieusement les mots : « Nous avons été attaqués ». Puis il cligna des yeux à plusieurs reprises et secoua la tête, comme s'il repoussait une idée désagréable, reporta son attention sur l'épais dossier à sa gauche, l'ouvrit, en retira deux fiches. Chacune d'entre elles comportait une photo d'identité. Un garçon blond, aux cheveux hérissés ; une fille brune ; tous deux très jeunes d'aspect.

Tout en relisant ces fiches, le professeur Cheng observait toujours l'homme attaché sur sa chaise, qui commençait à s'agiter, et dont le corps était parcouru désormais de frémissements sporadiques.

Le prisonnier lui avait été amené par deux soldats du contingent de sécurité de l'Institut, qui devaient presque le porter. Sa tunique de détenu était tachée de sang, de sueur, maculée de poussière. Ses pieds touchaient à peine le sol et ne se posaient en un simulacre de marche que par automatisme. Même inconscient, son corps était agité de longs tremblements. Il avait dû franchir dans cet état, de nuit, à travers la forêt, les quelque huit cents mètres qui séparaient les bâtiments principaux des appartements du corps enseignant. Du fait de la nature très particulière des élèves de l'Institut, tous les professeurs étaient ainsi logés à distance, derrière les clôtures d'une deuxième enceinte qui bénéficiait des mêmes mesures de protection que l'Institut lui-même. C'était une suite de bâtiments bas, rébarbatifs, à l'aspect de casemates. Certains des enseignants s'efforçaient de donner à ces cavernes de béton une apparence de confort, y faisaient transporter des meubles, des rideaux ; le professeur Cheng, lui, s'était d'autorité attribué le logement le plus étroit, le plus sombre, le plus excentré, le plus inconfortable, dont il avait conservé toute l'austérité. C'était une sorte de cellule monacale, où il recevait peu de visiteurs, et uniquement pour le travail. Son prestige au sein de l'Institut s'en trouvait renforcé. De la même manière, il était le premier, avant le lever du soleil, à faire ses exercices dans la petite cour que cernaient les logements, et prenait naturellement la tête du petit groupe bâillant et clignant des yeux qui se constituait peu à peu autour de lui. Le travail auprès des élèves de l'Institut exigeait aussi une discipline mentale sans faille, et le professeur Cheng, dans ses nombreuses notes au directeur, avait insisté à de multiples reprises sur l'importance de ces exercices.

ShurikenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant