Chapitre 12. II.

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Sitôt la nuit était-elle tombée que les deux faucheuses s'étaient dépêchées de quitter la petite clairière à l'orée du bois et de rentrer pour éviter les ennuis que le royaume sombre de la lune apportait. Le lendemain, la traque pourrait reprendre, l'épaule de la princesse serait entièrement guérie. Aussi d'un commun accord, elles avaient décidé de se coucher tôt. Gretel peina à trouver le sommeil. Sa comparse, elle, s'était endormie depuis longtemps. Blanche avait un sommeil si facile... tandis qu'à peine ayant posé la tête sur l'oreiller, elle avait fermé les yeux, la faucheuse à la chevelure cendrée tournait encore et encore dans son lit, le regard perdu sur le plafond. Le silence englobait la jumelle d'un voile obscure. Elle avait l'impression d'être hors du temps. Elle n'entendait que son cœur et des chuchotements malvenus qui hantaient son esprit encore préoccupé par la vision qu'elle avait dû réaliser plus tôt dans la journée. Les araignées, les zones d'ombre et le petit garçon lui revinrent en mémoire et elle ne put réprimer le frisson d'horreur qui la parcourut. La jeune femme eut soudain froid. Elle était gelée. Un étrange vertige lui prit alors qu'elle était toujours allongée et avec difficulté, elle se releva, se massant les tempes. Alors qu'elle grimaçait, elle leva le regard et se figea.

Une immense silhouette masculine se tenait aux pieds du lit, fixant les deux femmes de ses yeux argenté. La jumelle pâlit brusquement en reconnaissant ce regard. Mue par la terreur, Gretel attrapa la lampe et la lança de toute ses forces sur la silhouette. Le fracas du verre contre le mur réveilla Blanche en sursaut qui regarda la chambre autour d'elle, paniquée. Il n'y avait personne et le sol était jonché des débris de la lampe. Elle se tourna vers son amie mais se figea. Celle-ci fixait le vide devant elle de ses yeux devenus noirs tant ses pupilles avaient grandie, roulée en boule, une expression d'horreur sur le visage. La brune s'apprêta à dire quelque chose quand brusquement l'instable faucheuse se mit à hurler en se frottant les mains pourtant propres et vierges de toutes ses forces :

« Fais le partir ! Fais le partir !

Gretel avait l'impression de suffoquer. Ses mains, ses poignets, ses bras étaient tachés de sang. Du sang, du sang, du sang. Comme la fois où elle avait tué. Tant d'écarlate sur sa peau pâle. Tant de rouge sur du blanc. Elle ne pouvait s'empêcher de hurler tant ce sang animait en elle une vive répulsion.
Blanche, effarée par le soudain accès de folie de sa comparse, lui saisit les épaules et la secoua :

— Gretel !

Celle-ci leva sur elle son regard dérangé, perturbée par les iris flamboyants de la brune. Son regard fuit vers ses mains. Propre. Aucune trace de sang.

Elle se leva vivement, bondissant du lit. Sans plus hésiter, elle se précipita dans la salle de bain, claquant la porte et la fermant à clé. Elle se pencha par-dessus le lavabo et tenta d'allumer le robinet pour se rafraîchir le visage. Pourtant, ce ne fut pas de l'eau qui jaillit. Mais des dizaines et des dizaines de petites araignées. Le hurlement de la faucheuse fendit l'air tandis qu'elle bondissait en arrière. Elle blêmit plus violemment encore, effarée par ce que symbolisait cette invasion d'arachnides.

Si elle arborait un corbeau de geai dans son dos, l'araignée était le symbole de son frère.

Et des araignées, il y en avait des centaines, grouillant partout dans cette salle de bain, sur le sol, les murs, le plafond, la porcelaine de la douche... Elles formaient une masse sombre, comme une vague de malheur qui se dressait pour la dévorer. Gretel se mordit violemment la langue pour ne pas hurler plus qu'elle ne l'avait déjà fait. Les cris excitaient les araignées et c'est alors qu'elles attaquaient. Serrant les poings, ses doigts se glissèrent jusqu'à l'entaille en train de se refermer sur sa paume.

Tout ça n'était pas réel, rien de tout ça n'était pas réel, il fallait qu'elle revienne à la réalité, qu'elle chasse les araignées...

Arrachant le bandage, ses ongles s'enfoncèrent dans l'entaille. Elle sursauta face à la douleur que cela lui provoqua. Pourtant, les araignées ne disparaissaient pas. Elles continuaient de se déverser par le robinet, de grimper sur les murs, de s'amasser sur le plafond, de tisser leurs toiles mortelles qui allaient emprisonner la jeune femme.

Pourquoi donc le totem de son jumeau, de sa moitié, d'une part même de son âme, s'attaquait à elle ? La culpabilité la rongeait. Elles étaient là pour lui rappeler qu'il était en danger par sa faute. C'était à cause d'elle qu'il était parti en traque, pour elle qu'il resté chez les faucheurs alors qu'il aurait pu partir et être libre. Tout était purement et simplement de sa faute. Les araignées, ses cauchemars... Tout était là pour le lui rappeler !

Vilaine Gretel, garce ! Tu n'as que ce que tu mérites...

La jumelle craqua. Avec un grognement sauvage, elle donna un violent coup de pied dans le lavabo avant de s'acharner à le détruire à main nu pour stopper l'arrivée des arachnides. Ses mains s'enflammèrent et elle s'attaqua ensuite à toutes les autres créatures à huit pattes qui grouillaient dans la pièce. Il fallait qu'elle les détruise... Gretel n'avait pas le choix. Brisant tout ce sur quoi son regard se posait, elle évacuait ainsi sa frayeur dans des gestes compulsifs et d'une violence terrifiante. Pourtant, cela ne servait à rien. Il y avait encore des araignées. Encore et toujours plus, rien ne paraissait pouvoir arrêter leur progression. Il fallait que la faucheuse sorte de là !

Soudain, une voix s'éleva, pure, cristalline, accompagnée de coups contre la fragile porte :

—  Gret' ? Ouvre-moi s'il te plaît ! »

La jumelle se figea, ses bras se refermant autour de son corps tandis que par reflexe, elle se terra au fond de la salle de bain, le plus loin possible de la seule voie de sortie. Si Blanche entrait, elle ne pourrait pas se contrôler et la tuerait. Elle ne pouvait... Elle ne pouvait... Elle ne pouvait tuer Blanche. Jamais Gretel ne ferait ça. Jamais. Jamais. Jamais. Elle se laissa glisser au sol, contre la céramique et se boucha les oreilles, pressant les paupières pour ne plus voir les araignées. Elle ne voulait plus les voir. Il fallait qu'elles disparaissent ! Elles n'étaient pas réelles, elles n'étaient pas vraiment là... C'était impossible !

Qu'est-ce qui était réelle ? Qu'est-ce qui ne l'était pas ?

La frontière avait disparue. Elle sentait les petites créatures grouiller autour d'elle, grimper sur elle, se frayant un chemin sur sa peau, dans ses cheveux, sous ses vêtements... Ses ongles s'enfoncèrent dans son crâne, causant une douleur qui ne parvenait pas à la ramener à la réalité. Le sang de ses diverses plaies ruisselait sur sa peau.

Du rouge sur du blanc.

Les sons disparurent, les images s'effacèrent et la douleur ne devint plus qu'éphémère. La réalité se dissipait au profit d'une folie qui entraîna la faucheuse aux cheveux gris dans un gouffre sans fond.

Lorsque Blanche parvint à forcer la porte, elle accéda à un spectacle d'horreur. La salle de bain était détruite, les débris jonchaient le sol, le tapis était en feu... Et au centre de ce carnage, Gretel était roulée en boule, ses jambes ramenées contre sa poitrine, tandis qu'elle se balançait d'arrière en avant. On eut dit qu'une tempête avait saccagé la pièce.

Pour la première fois de sa vie, la princesse pu observer de près la folie, la véritable folie. Une folie mortelle et destructrice.

Les Faucheurs I - Sombre prophétieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant