Chapitre 26

2 1 0
                                    

Lucie

Lundi 10 Septembre : 3h27

La coupole de Printemps était vide à présent, seul le personnel y subsistait pour nettoyer après les fastes de la soirée. Lucie, chargée d'un plateau de flûtes plus ou moins vides, zigzaguait entre ses collègues en récupérant au passage les verres abandonnés.

On ramassait la poudre dorée lancée lors d'un impressionnant final. A côté, on s'activait à plier les nappes, à rabattre les buffets contre les murs, à balayer les restes du festin qui jonchaient le sol. Une fille trouva même un escarpin oublié qu'elle rangea prestement dans la grande poche de son tablier sous le regard rieur des autres.

Les couloirs de service bourdonnaient d'allers et venues des domestiques. Il en devenait difficile de circuler, surtout avec un plateau juché sur une main.

Les chefs avaient depuis longtemps désertés la cuisine, laissant aux apprentis et aux marmitons la vaisselle et le ménage. Un peu lâchement, Lucie s'empressa de se décharger de son fardeau sur un plan de travail avant de se précipiter par la porte de service en espérant que personne ne l'ait vue.

Dehors, la nuit semblait avoir bâillonné le monde. Pas un bruit.

Au loin, un garçon qui lui était vaguement familier éteignait les dernières bougies du parc. Comme il se dirigeait vers elle pour rentrer, Lucie s'enfuit dans l'ombre.

Elle chemina le long des fenêtres des suites résidentielles. Une lueur émanait d'une baie vitrée entrouverte un mètre au-dessus de la pelouse.

De la musique d'un autre âge se logea dans l'oreille de Lucie. Elle y reconnut un air populaire sans pouvoir le nommer. Il y avait un murmure au loin. Pas un murmure... une voix. Elle fredonnait les paroles.

La voix était rauque, cassée, un peu trop grave pour la tonalité. Elle n'était pas ravissante par sa différence. Elle était même un peu fausse. Mais elle continuait de fredonner. Qui pourrait l'entendre ?

Et soudain, Elle entra dans son champ de vision. Elle coupa le halo de lumière de sa silhouette et le fredonnement s'amplifia. Elle avait troqué sa robe de soirée pour un tee-shirt informe qui lui arrivait aux cuisses. Elle esquissa quelques pas dansants jusqu'au tabouret de sa coiffeuse sur lequel elle se laissa tomber. De ses doigts agiles, Elle retira une à une les longues épingles qui maintenaient son chignon en place et, lentement, celui-ci s'affaissa jusqu'à ce que sa chevelure cascade de nouveau en des plis soyeux.

Son timbre brisé continuait chantonner, indépendant de ses lèvres qui bougeaient à peine.

Elle saisit un coton démaquillant et le passa sur la partie droite de sa bouche mais n'acheva pas son geste. Sa main resta suspendue, le coton collé à ses lèvres.

Elle regardait quelque chose dans son miroir. Sa voix se tut. Sa main libre accrocha la peau de sa joue et se hissa jusque sous son œil gauche. Le coton tomba. Figée pendant un instant, sa poitrine trembla un peu.

Sa paume se plaça par-dessus son iris accordée à ses paupières dorées. Elle demeura immobile. Un frisson lui parcourut le corps et la main se retira. Elle se recroquevilla un peu. La main revint et cacha à nouveau son œil gauche. Elle eut l'air normal avec son œil noir. Puis la main se retira. Elle réprima un sanglot, ses larmes coulèrent quand même. La main voulut continuer à jouer mais Elle la retint.

Pendant un instant Elle ne sut que faire, sa main arrêtée à mi-course entre son visage et la coiffeuse. Une sorte d'électrochoc la traversa finalement et elle essuya précipitamment ses joues. Les couleurs savamment réparties sur ses paupières se brouillèrent et s'étalèrent.

Un nouveau regard au miroir la secoua de pleurs et d'un rire amer qu'elle étouffa presque immédiatement. Elle reprit le coton et effaça toutes traces de cet épisode.

Purple rain... Purple Rain... I only want to see you laughting in the purple rain.

Nous sommes tous des traîtresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant