La fin d'une époque

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Dans les forêts verdoyantes du Grandval, sur le terrain habituellement placide d'un lieu isolé du monde, s'écoulait un amas gris sombre. Trois mille silhouettes en armure d'antracier progressaient dans les sous-bois avec une vitale exigence de silence et de discrétion. Le flot ininterrompu avançait à vitesse mesurée mais constante, fluide comme la rivière qui quitte son lit et se répand en contournant les obstacles.

Dagon faisait partie des leurs. Son visage, bien qu'encore juvénile, était déjà marqué par de profondes cicatrices. Il n'avait pas participé à la Grande Guerre, contrairement à beaucoup d'aînés ici, mais il était un vétéran des campagnes de résistance face à l'invasion des peuples du Nord qui avait suivi. Une débâcle de laquelle il était sorti vivant. Il y avait en lui cette appréhension entremêlée de peur, que l'on ressent à la croisée des chemins lorsque l'avenir proche est incertain. Mais l'excitation qu'éprouve tout individu sur le point d'inscrire son nom dans l'histoire rendait la panique muette et la gardait bien tapie dans un recoin de ses tripes.

Au milieu d'une clairière qui séparait la lisière de la forêt des contreforts du massif d'Elsac, se trouvait une chaumière. À côté, un homme imposant forgeait une lame. Tous ! Ils étaient tous là pour lui, pour prendre sa vie. On le prenait très au sérieux, trois mille soldats contre un seul et parmi eux l'élite des guerriers du Monde d'Omne. Étaient présents les cinq patriarches des îles Élémauses : Bogatyr Volga, Maul, Face-de-Cuivre, Shaska et Ostabana. Avec eux venaient les sept prodigieux héros du Thésan : Hagueune, Anaël le fervent, Albéron le moine guerrier, Idelwin le fol, Sigefroi le puissant, Conomor le sombre et le plus glorieux d'entre eux, Chramne l'audacieux. Ils étaient escortés des plus illustres combattants de la garde noire, l'armée continentale composée des hommes de la plus haute valeur. À leur tête, le commodore Aymerid de Sangterre, milite du Thésan, seigneur d'Albiance, du Fragonnais et du Vallier. Valeureux combattant, héros accompli, à qui était soumis en ce jour et en ce lieu, les meilleurs guerriers dont on ait ouï parler.

Depuis l'époque immémoriale des siècles obscurs, avaient été confinées derrière la chaîne de Rocnoire les bêtes abominables des temps anciens. Seuls les experts en machinerie antique du royaume d'Entre-deux-Terres avaient encore le savoir pour reconstruire une baliste à gibier monstrueux. Il avait été fait appel à eux pour ressusciter cet instrument à trois coups conçu pour les cibles massives et mobiles. Leur science dans ce conflit serait décisive. Rien n'avait été laissé au hasard. La troupe de six soldats qui devait se servir de l'engin avait été surentraînée pendant des mois. La stratégie était simple : l'armée devrait tenir le temps que les six montent la baliste, l'arment, visent et tirent. Leur objectif avait pour nom Malvrick. Par chance, il n'avait ce jour-là que deux bracelets en métal pour seule protection.

La marée de cuirasses aux éclats sombres se déversait précautionneusement entre les arbres et les taillis. Il fallait qu'ils s'approchent au plus près sans être repérés. Des brindilles séchées par un été trop long craquaient sous leurs pieds et furent pour eux source d'un grand tourment. Mais le marteau tombait vigoureusement contre l'enclume et résonnait à travers toute la plaine, assourdissant le forgeron et emplissant le cœur des héros d'un avertissement terrible.

Dagon se trouvait à l'orée de la forêt, il s'arrêta et se mit à l'affût. Il tourna sa tête dans l'attente du signal, observant les forces se mettre en place. Shaska, Ostabana et Face-de-Cuivre tracèrent un cercle par terre et s'y installèrent. Bogatyr Volga versa un sac de sable blanc sur le sol. Maul sortit une fiole qu'il déboucha et garda en main. L'étrange Idelwin regardait avec un émerveillement béat un papillon qui virevoltait. Deux hommes lui ôtaient une paire de plaques d'acier vissées à même son crâne et servant, en temps de paix, à maintenir sa mâchoire fermée. Cent archers, les meilleurs du Monde d'Omne, se mirent en ligne et bandèrent silencieusement leurs arcs. Les autres avaient sorti leurs épées de leurs fourreaux et Dagon en fit autant.

Mémoires du Monde d'Omne Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant