L'homme de Kadama 1/2

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Au début, face aux hommes-dieux, les humains confiants en leurs équipements s'indignèrent et se rebellèrent courageusement. Mais le bienheureux Karistoplatès était riche d'une puissance destructrice telle qu'ils n'en avaient jamais vu et ils apprirent promptement à se soumettre. Le seigneur des dieux savait châtier d'une main et récompenser de l'autre, très vite, les hommes cherchèrent à lui plaire plutôt qu'à le contrarier.

Toi lecteur, qui aujourd'hui me lit et considère Karistoplatès comme le niveau le plus élevé de l'essence divine, peut-être auras-tu du mal à me croire, mais la flatterie, la complaisance et la servilité de son entourage finirent par émailler sa raison. Avec le temps, le seigneur d'Endéval commença par se voir comme un héros protecteur du Monde d'Omne. Puis, toujours conforté dans tout ce qu'il entreprenait, il se comporta en seigneur des humains. Décennie après décennie son pouvoir et sa vision des choses s'affermirent, son esprit développa alors l'idée que le monde lui appartenait.

Avec le recul que me permettent les années qui me séparent de ces temps-là et les longues études qui usèrent mes yeux sur les textes anciens, je pense être légitime à affirmer que son immense pouvoir ne lui suffisait plus.

Après le monde matériel, il voulait aussi posséder le monde spirituel. Il exigea la dévotion, il exigea la vénération, il voulait être un dieu. Les hommes, qui dans leur for intérieur le considéraient déjà comme tel, se mirent à lui faire des offrandes et à l'honorer pour s'attirer ses faveurs.

Mais à cette époque, régnait un ténébreux, un hideux, un imprévisible seigneur en Xamarcas. Il se nommait Morshaka, le seigneur des morts, et fut courroucé par l'outrecuidance du lumineux Karistoplatès. En effet, dans la mémoire universelle, lorsque les êtres humains virent le jour, les hommes-dieux étaient déjà présents. Mais lorsque les hommes-dieux virent le jour, Morshaka existait déjà. C'est pourquoi il ne reconnaissait pas la supériorité du seigneur d'Endéval. Au contraire, il avait vu avec le temps cet être et ses complices s'approprier un monde qu'il avait toujours considéré comme sien.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne





***




Un être courtaud, cinq pieds de haut tout au plus, venait de pénétrer dans l'antre de Ménéryl. Accoutré d'une épaisse peau d'animal qui l'enveloppait et d'un sac volumineux sur le dos, il paraissait aussi large que haut. Un imposant chapeau de fourrure, duquel dépassaient deux petites cornes, était posé sur sa tête. Autour de sa taille, une ceinture de cuir à laquelle étaient accrochés une fourchette, un couteau dans un étui, une cuillère, une écuelle et une gourde, que sa démarche chaloupée faisait se balancer.

Le petit homme, après quelques pas, laissa tomber bruyamment tout son barda sur le sol. Après avoir porté sa gourde à sa bouche, il enleva son manteau et entreprit de s'installer. De là où il était, Ménéryl ne pouvait distinguer son visage et malgré la chaleur, l'intrus avait conservé sa coiffe. Néanmoins, il ne semblait pas constituer un danger et le jeune homme fut tiraillé par un dilemme.

Devait-il choisir d'engager la discussion afin d'en savoir plus sur son hôte ? Cela pouvait-il lui être utile ? Ou devait-il directement le passer par le fil de l'épée sans autre forme de procès ? À cette seconde issue possible vint s'ajouter une idée incongrue, celle d'un mets inconnu de son palais. Une carne filandreuse, juteuse et ferme sous la dent qui le changerait du poisson quotidien. Il fut surpris de se sentir saliver, mais, s'il n'avait encore jamais découpé d'animaux terrestres, c'était encore plus vrai pour un humain. Ce petit homme était bien râblé et, loin d'être gras, il devait avoir de la bonne viande sur les os, un mois de réserve au bas mot s'il savait se rationner. Tout à se demander par quel morceau il lui faudrait commencer, Ménéryl tacha de se ressaisir. Quand même, que pouvait bien faire cet humain dans ce monde hostile ? Qui était-il ? Que voulait-il ? Piqué au vif, la curiosité finit par l'emporter. Il allait tenter le dialogue, après tout rien ne l'empêchait de le tuer par la suite et de le manger. Il se releva et lança d'une voix ferme :

Mémoires du Monde d'Omne Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant