Chaos 1/2

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Trois ans plus tard...







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À nouveau, c'était la nuit. Au-dessus des terres désolées d'une île sans nom, les étoiles éclatantes déchiraient les ténèbres et parsemaient le firmament d'un voile étincelant. Éclairée par la lumière bleutée de la première lune, une silhouette avançait au milieu d'une plaine gelée balayée par un blizzard redoutable. Enfoncé jusqu'aux genoux dans la neige collante, Ménéryl se démenait dans une course contre la mort. La force et la fermeté dont il usait à chacun de ses pas étaient mises à mal par un vent puissant qui, accompagné de neige et de tourmente, tentait de le repousser. Le poudrin de glace charrié par de violentes rafales fouettait son visage violacé et pétrifié par le froid.

Aux longs mois d'un soleil permanent avait succédé la période de l'interminable nuit. Le jeune homme avait profité du lever de l'astre du jour pour se lancer. À cette époque de l'année, il dépassait à peine l'horizon en un demi-cercle qui embrasait le ciel pour un court instant. Puis replongeant presque aussitôt, les terres assombries baignaient à nouveau dans des températures effroyables.

Encore quelques pas... Bientôt, le sol deviendrait plus caillouteux et lui permettrait une ascension plus aisée d'un promontoire de roches sombres et fumantes sur lequel la neige fondait instantanément. Son parcours était toujours le même, il se bornait à des allers-retours quotidiens entre la grotte où il avait élu domicile et le lieu où le corps d'un gigantesque cétacé avait échoué. Habituellement, la découpe de la chair durcie le réchauffait un peu, mais aujourd'hui, son trajet avait été écourté par la découverte d'un cadavre de poisson sur la côte. Jour de chance ! Il allait pouvoir rentrer plus rapidement. Ceci l'avait plongé brièvement dans un formidable état d'exaltation et avait constitué pour lui un luxe inespéré. Pourtant, il restait vigilant. Il devait faire face à un paysage changeant, dans lequel les congères se déplaçaient au gré du vent et le chemin du retour ne ressemblait déjà plus à celui de l'aller. Il s'agissait d'une des parties du monde les plus inhospitalières et les plus impropres à la vie. Les sorties de Ménéryl n'étaient justifiées que par le besoin de s'alimenter. Malgré sa rudesse, ce court itinéraire représentait la seule cassure dans la vie monotone et solitaire qui était la sienne. Il fallait être efficace. La réussite tenait en un juste équilibre entre le fait de ne pas se presser et celui de ne pas perdre de temps. Une période un peu trop prolongée à l'extérieur, une sortie à d'autres heures ou un épuisement trop prompt, pouvaient conclure de manière définitive sa médiocre histoire sur cette terre. Pour l'heure, les boucles noires de ses cheveux durcies depuis déjà un moment, sa barbe hirsute couverte de givre et ses membres engourdis lui rappelaient qu'il ne fallait pas s'attarder. Le combat qu'il menait pour progresser ne le réchauffait pas, ses vêtements en haillons retenant à peine sa chaleur corporelle. Il n'était plus qu'un être de douleur à bout de souffle et ses extrémités menaçaient dangereusement de ne plus bouger.

À travers la tempête se dessina la silhouette d'une colline aux roches chaudes. L'élévation dégageait un important panache de vapeur qui l'enveloppait d'une brume tourbillonnante et fantomatique. Alors que les éléments tentaient d'avoir raison de l'endurance du jeune homme, ce maudit corps le trahissait. Mais il était doué d'un caractère fortement trempé et ne gardait qu'une chose en tête : son but ! Celui-ci était matérialisé par une entrée située à mi-hauteur qu'un sentier abrupt et étroit permettait de rejoindre. Ménéryl commença à gravir les pentes escarpées et à l'intensité de l'effort s'imposa la concentration nécessaire à son avancée. Soudain, il fut pris d'une violente quinte de toux et dut lutter contre l'envie de régurgiter. "Que d'énergie perdue !" pensa-t-il en se tenant encore les côtes, mais plus que dix pas et je serai au chaud. Machinalement, il les compta : Un... Deux... Le tissu de ses vêtements devenu rigide frottait contre ses membres engourdis et lui infligeait mille tortures. Trois... Il ne pouvait plus remuer la main qui portait le poisson gelé. Quatre... Ses jambes pouvaient encore le porter. Encore un effort ! Cinq... Six... Sur le côté, il aperçut un petit tas d'excréments recouverts de givre. Cette traditionnelle offrande laissée en partant s'approvisionner remplit son cœur de soulagement. L'arrivée était proche. Sept.. Un courant d'air chaud sortant de la caverne l'enveloppa. Huit... Le trou sombre et béant était semblable à la bouche d'une bête colossale qui expirait sur lui son haleine tiède. Neuf... Elle allait l'engloutir ! Dix... Pour un jour encore, il était sauf.

Mémoires du Monde d'Omne Tome IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant