Un manant du comté d’Armadoc vint un jour voir son seigneur car il avait maille à partir avec un voisin du pays de l’Est-Exin. L'âne du vilain était venu manger fourrage en ses terres. L'honnête gentilhomme envoya des messagers pour demander réparation au maître du coupable, mais celui-ci affirma que ces terres appartenait à sa seigneurie et non au royaume de Sargonne.
Ainsi les incidents se multiplièrent aux frontières, menaçant de transformer des querelles paysannes en guerre de royaumes.
De leur côté, les hommes-dieux étaient occupés à leur guerre qui bien que figée, n'en demeurait pas moins vivace, tout comme peuvent l'être des braises cachées sous un tas de cendre. Mais il y avait également en ce temps là un individu qui entravait davantage le seigneur Morshaka. Un être aussi sombre que son maître et qui menaçait l'unité de Xamarcas. Il se nommait Sila Kahan et était alors le synarchéin du royaume souterrain.
Pour Yvanion, le temps était venu. Si l’Ugreterre et l'Exinie brûlaient d'en découdre, la flegmatique Sargonne faisait preuve d’une oisiveté qui ne seyait pas à la puissance qu’elle prétendait être. Cependant, si le tempérament sanguin de ses belliqueux voisins impressionnait par son caractère spectaculaire, l’effacement apparent de la lymphatique Sargonne fut bien plus efficient.
Yvanion avait pour ambition de résoudre deux difficultés majeures. La première, une évidence pour tout être doué de raison, était la dangereuse imprudence que représentait l’entrée en guerre avec un royaume de force équivalente alors qu’un troisième protagoniste était tout aussi puissant. Le risque qu’il en tire avantage est bien trop grand.
La seconde, nécessitait finesse et habileté pour être perçue avec justesse. L’allégeance des autres royaumes était en majorité bien plus déterminé par les avantages qu’ils en retiraient que par une bienheureuse sincérité. Comment agiraient-ils ? Afin de s’affranchir du spectre de l’incertitude, la seule voie acceptable était que l’Ugreterre et l’Exinie entrent en guerre. Yvanion devait provoquer l’étincelle qui allumerait le feu de la discorde. Le clairvoyant souverain de Sargonne savait qu’il ne pourrait parvenir à une telle situation sans certains sacrifices. Pour gagner, il se résolu d'abord à perdre.
Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne
***
Protégé par l’obscurité d’une nuit au ciel voilé, Ménéryl s’enfonçait silencieusement dans la rade. Au loin, flottaient les masses sombres des bateaux qui avaient mouillé leurs ancres. Sur certains vacillaient de faibles lueurs orangées. Ils se tenaient entre lui et la terre ferme et formaient un aria au travers duquel il allait devoir passer. Distantes et inaudibles, les voix de rogomme des marins lui parvenaient comme un murmure qui résonnait sur les eaux enténébrées. Bien entendu, le jeune homme ne se faisait aucune illusion sur le caractère hostile de cette population. Il avait pris le parti de ne pas se faire repérer. Une lyre s’était mise à jouer un air calme, certains chantaient. Au fur et à mesure de son avancée, les sons devenaient de plus en plus présents et la perspective inquiétante de l’imprévu faisait monter en lui la tension. Elle fut à son comble lorsqu’il passa au plus près des premières embarcations. Des bruits métalliques, des éclats de rire, des objets qui tombent, des insultes. Ses doigts se crispaient sur le gouvernail au moindre son qui s’élevait soudainement plus fort qu’un autre. Il manœuvrait, faisant glisser lentement son esquif au milieu des ombres qui se balançaient en craquant.
Par malchance, les nuages s’étaient alors écartés et la lueur pâle d’une demi-lune éclaircit la baie. Il retenait son souffle. La sensation de danger aiguisait son attention, mais il était à bout de forces. Il fallait se concentrer, garder toute sa lucidité et surtout ne pas s’évanouir. Au franchissement des derniers navires, il aperçut des silhouettes penchées sur le bastingage, mais elles ne lui prêtèrent pas la moindre attention. L’obstacle était derrière lui, la terre ferme lui tendait les bras. Petit à petit, la cacophonie ne devint plus qu’un marmonnement faiblissant et l’angoisse qui l’avait envahi s’apaisa lentement.
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Mémoires du Monde d'Omne Tome I
FantasyL'Omne. Vaste continent entouré de l'Orbia : l'anneau aux milliers d'îles. C'était la fin d'une époque, celle de la chute des hommes dieux. Les royaumes finissaient à peine de panser les plaies de la Grande Guerre que déjà, partout, les convoitises...