leurs yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu
d’un nid de rides. Lorsqu’ils se sont assis, la plupart m’ont
regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes
mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse
savoir s’ils me saluaient ou s’il s’agissait d’un tic. Je crois
plutôt qu’ils me saluaient. C’est à ce moment que je me
suis aperçu qu’ils étaient tous assis en face de moi à
dodeliner de la tête, autour du concierge. J’ai eu un
moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me
juger.
Peu après, une des femmes s’est mise à pleurer. Elle
était au second rang, cachée par une de ses compagnes, et
je la voyais mal. Elle pleurait à petits cris, régulièrement :
il me semblait qu’elle ne s’arrêterait jamais. Les autres
avaient l’air de ne pas l’entendre. Ils étaient affaissés,
mornes et silencieux. Ils regardaient la bière ou leur
canne, ou n’importe quoi, mais ils ne regardaient que cela.
La femme pleurait toujours. J’étais très étonné parce que
je ne la connaissais pas. J’aurais voulu ne plus l’entendre.
Pourtant je n’osais pas le lui dire. Le concierge s’est
penché vers elle, lui a parlé, mais elle a secoué la tête, a
bredouillé quelque chose, et a continué de pleurer avec la
même régularité. Le concierge est venu alors de mon côté.
Il s’est assis près de moi. Après un assez long moment, il
m’a renseigné sans me regarder : « Elle était très liée
avec madame votre mère. Elle dit que c’était sa seule
amie ici et que maintenant elle n’a plus personne. »
Nous sommes restés un long moment ainsi. Les
soupirs et les sanglots de la femme se faisaient plus rares.
Elle reniflait beaucoup. Elle s’est tue enfin. Je n’avais plus
sommeil, mais j’étais fatigué et les reins me faisaient mal.
À présent c’était le silence de tous ces gens qui m’était
pénible. De temps en temps seulement, j’entendais un
bruit singulier et je ne pouvais comprendre ce qu’il était.
À la longue, j’ai fini par deviner que quelques-uns d’entre
les vieillards suçaient l’intérieur de leurs joues et
laissaient échapper ces clappements bizarres. Ils ne s’en
apercevaient pas tant ils étaient absorbés dans leurs
pensées. J’avais même l’impression que cette morte,
couchée au milieu d’eux, ne signifiait rien à leurs yeux. Mais je crois maintenant que c’était une impression
fausse.
Nous avons tous pris du café, servi par le concierge.
Ensuite, je ne sais plus. La nuit a passé. Je me souviens
qu’à un moment j’ai ouvert les yeux et j’ai vu que les
vieillards dormaient tassés sur eux-mêmes, à l’exception
d’un seul qui, le menton sur le dos de ses mains agrippées
à la canne, me regardait fixement comme s’il n’attendait
que mon réveil. Puis j’ai encore dormi. Je me suis réveillé
parce que j’avais de plus en plus mal aux reins. Le jour
glissait sur la verrière. Peu après, l’un des vieillards s’est
réveillé et il a beaucoup toussé. Il crachait dans un grand
mouchoir à carreaux et chacun de ses crachats était
comme un arrachement. Il a réveillé les autres et le
concierge a dit qu’ils devraient partir. Ils se sont levés.
Cette veille incommode leur avait fait des visages de
cendre. En sortant, et à mon grand étonnement, ils m’ont
tous serré la main – comme si cette nuit où nous n’avions
pas échangé un mot avait accru notre intimité.
J’étais fatigué. Le concierge m’a conduit chez lui et j’ai J’étais fatigué. Le concierge m’a conduit chez lui et j’ai
pu faire un peu de toilette. J’ai encore pris du café au lait
qui était très bon. Quand je suis sorti, le jour était
complètement levé. Au-dessus des collines qui séparent
Marengo de la mer, le ciel était plein de rougeurs. Et le
vent qui passait au-dessus d’elles apportait ici une odeur
de sel. C’était une belle journée qui se préparait. Il y avait
longtemps que j’étais allé à la campagne et je sentais quel
plaisir j’aurais pris à me promener s’il n’y avait pas eu
maman.
Mais j’ai attendu dans la cour, sous un platane. Je
respirais l’odeur de la terre fraîche et je n’avais plus
sommeil. J’ai pensé aux collègues du bureau. À cette
heure, ils se levaient pour aller au travail : pour moi
c’était toujours l’heure la plus difficile. J’ai encore réfléchi
un peu à ces choses, mais j’ai été distrait par une cloche
qui sonnait à l’intérieur des bâtiments. Il y a eu du
remue-ménage derrière les fenêtres, puis tout s’est
calmé. Le soleil était monté un peu plus dans le ciel : il
commençait à chauffer mes pieds. Le concierge a traversé
la cour et m’a dit que le directeur me demandait. Je suis
allé dans son bureau. Il m’a fait signer un certain nombre
de pièces. J’ai vu qu’il était habillé de noir avec un
pantalon rayé. Il a pris le téléphone en main et il m’a
interpellé : « Les employés des pompes funèbres sont là
depuis un moment. Je vais leur demander de venir
fermer la bière. Voulez-vous auparavant voir votre mère
une dernière fois ? » J’ai dit non. Il a ordonné dans le
téléphone en baissant la voix : « Figeac, dites aux
hommes qu’ils peuvent aller. »