séparés, rien ne nous liait et ne nous rappelait l’un à
l’autre. À partir de ce moment, d’ailleurs, le souvenir de
Marie m’aurait été indifférent. Morte, elle ne
m’intéressait plus. Je trouvais cela normal comme je
comprenais très bien que les gens m’oublient après ma
mort. Ils n’avaient plus rien à faire avec moi. Je ne
pouvais même pas dire que cela était dur à penser.
C’est à ce moment précis que l’aumônier est entré.
Quand je l’ai vu, j’ai eu un petit tremblement. Il s’en est
aperçu et m’a dit de ne pas avoir peur. Je lui ai dit qu’il
venait d’habitude à un autre moment. Il m’a répondu que
c’était une visite tout amicale qui n’avait rien à voir avec
mon pourvoi dont il ne savait rien. Il s’est assis sur ma
couchette et m’a invité à me mettre près de lui. J’ai
refusé. Je lui trouvais tout de même un air très doux.
Il est resté un moment assis, les avant-bras sur les
genoux, la tête baissée, à regarder ses mains. Elles étaient
fines et musclées, elles me faisaient penser à deux bêtes
agiles. Il les a frottées lentement l’une contre l’autre. Puis
il est resté ainsi, la tête toujours baissée, pendant si
longtemps que j’ai eu l’impression, un instant, que je
l’avais oublié.
Mais il a relevé brusquement la tête et m’a regardé en
face : « Pourquoi, m’a-t-il dit, refusez-vous mes
visites ? » J’ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a
voulu savoir si j’en étais bien sûr et j’ai dit que je n’avais
pas à me le demander : cela me paraissait une question
sans importance. Il s’est alors renversé en arrière et s’est
adossé au mur, les mains à plat sur les cuisses. Presque sans avoir l’air de me parler, il a observé qu’on se croyait
sûr, quelquefois, et, en réalité, on ne l’était pas. Je ne
disais rien. Il m’a regardé et m’a interrogé : « Qu’en
pensez-vous ? » J’ai répondu que c’était possible. En tout
cas, je n’étais peut-être pas sûr de ce qui m’intéressait
réellement, mais j’étais tout à fait sûr de ce qui ne
m’intéressait pas. Et justement, ce dont il me parlait ne
m’intéressait pas.
Il a détourné les yeux et, toujours sans changer de
position, m’a demandé si je ne parlais pas ainsi par excès
de désespoir. Je lui ai expliqué que je n’étais pas
désespéré. J’avais seulement peur, c’était bien naturel.
« Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarqué. Tous ceux que
j’ai connus dans votre cas se retournaient vers lui. » J’ai
reconnu que c’était leur droit. Cela prouvait aussi qu’ils en
avaient le temps. Quant à moi, je ne voulais pas qu’on
m’aidât et justement le temps me manquait pour
m’intéresser à ce qui ne m’intéressait pas.
À ce moment, ses mains ont eu un geste d’agacement,
mais il s’est redressé et a arrangé les plis de sa robe.
Quand il a eu fini, il s’est adressé à moi en m’appelant
« mon ami » : s’il me parlait ainsi ce n’était pas parce que
j’étais condamné à mort ; à son avis, nous étions tous
condamnés à mort. Mais je l’ai interrompu en lui disant
que ce n’était pas la même chose et que, d’ailleurs, ce ne
pouvait être, en aucun cas, une consolation. « Certes, a-t-
il approuvé. Mais vous mourrez plus tard si vous ne
mourez pas aujourd’hui. La même question se posera
alors. Comment aborderez-vous cette terrible
épreuve ? » J’ai répondu que je l’aborderais exactement