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à ce point ? » a-t-il murmuré. Je n’ai rien répondu.
Il est resté assez longtemps détourné. Sa présence me
pesait et m’agaçait. J’allais lui dire de partir, de me
laisser, quand il s’est écrié tout d’un coup avec une sorte
d’éclat, en se retournant vers moi : « Non, je ne peux pas
vous croire. Je suis sûr qu’il vous est arrivé de souhaiter
une autre vie. » Je lui ai répondu que naturellement, mais
cela n’avait pas plus d’importance que de souhaiter d’être
riche, de nager très vite ou d’avoir une bouche mieux
faite. C’était du même ordre. Mais lui m’a arrêté et il
voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je
lui ai crié : « Une vie où je pourrais me souvenir de celle-
ci », et aussitôt je lui ai dit que j’en avais assez. Il voulait
encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui
et j’ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu’il me
restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec
Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant
pourquoi je l’appelais « monsieur » et non pas « mon
père ». Cela m’a énervé et je lui ai répondu qu’il n’était
pas mon père : il était avec les autres.
« Non, mon fils, a-t-il dit en mettant la main sur mon
épaule. Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le
savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai
pour vous. »
Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a
crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai
insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le
collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de
mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant,
aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il
n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme
un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais
j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma
vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que
cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle
me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais
toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu
vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait
cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait
cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu
pendant tout le temps cette minute et cette petite aube
où je serais justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je
savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond
de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que
j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à
travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce
souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me
proposait alors dans les années pas plus réelles que je
vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour
d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on
choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait
m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés
qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il
donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des
privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour.
Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de
meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à
l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait

camusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant