de passer ensemble le mois d’août à la plage, à frais
communs. Marie nous a dit tout d’un coup : « Vous savez
quelle heure il est ? Il est onze heures et demie. » Nous
étions tous étonnés, mais Masson a dit qu’on avait mangé
très tôt, et que c’était naturel parce que l’heure du
déjeuner, c’était l’heure où l’on avait faim. Je ne sais pas
pourquoi cela a fait rire Marie. Je crois qu’elle avait un
peu trop bu. Masson m’a demandé alors si je voulais me
promener sur la plage avec lui. « Ma femme fait toujours
la sieste après le déjeuner. Moi, je n’aime pas ça. Il faut
que je marche. Je lui dis toujours que c’est meilleur pour
la santé. Mais après tout, c’est son droit. » Marie a déclaré
qu’elle resterait pour aider Mme Masson à faire la
vaisselle. La petite Parisienne a dit que pour cela, il fallait
mettre les hommes dehors. Nous sommes descendus tous
les trois.
Le soleil tombait presque d’aplomb sur le sable et son
éclat sur la mer était insoutenable. Il n’y avait plus
personne sur la plage. Dans les cabanons qui bordaient le
plateau et qui surplombaient la mer, on entendait des
bruits d’assiettes et de couverts. On respirait à peine dans
la chaleur de pierre qui montait du sol. Pour commencer,
Raymond et Masson ont parlé de choses et de gens que je
ne connaissais pas. J’ai compris qu’il y avait longtemps
qu’ils se connaissaient et qu’ils avaient même vécu
ensemble à un moment. Nous nous sommes dirigés vers
l’eau et nous avons longé la mer. Quelquefois, une petite
vague plus longue que l’autre venait mouiller nos souliers
de toile. Je ne pensais à rien parce que j’étais à moitié
endormi par ce soleil sur ma tête nue. À ce moment, Raymond a dit à Masson quelque chose
que j’ai mal entendu. Mais j’ai aperçu en même temps,
tout au bout de la plage et très loin de nous, deux Arabes
en bleu de chauffe qui venaient dans notre direction. J’ai
regardé Raymond et il m’a dit : « C’est lui. » Nous avons
continué à marcher. Masson a demandé comment ils
avaient pu nous suivre jusque-là. J’ai pensé qu’ils avaient
dû nous voir prendre l’autobus avec un sac de plage, mais
je n’ai rien dit.
Les Arabes avançaient lentement et ils étaient déjà
beaucoup plus rapprochés. Nous n’avons pas changé notre
allure, mais Raymond a dit : « S’il y a de la bagarre, toi, Masson, tu prendras le deuxième. Moi, je me charge de
mon type. Toi, Meursault, s’il en arrive un autre, il est
pour toi. » J’ai dit : « Oui » et Masson a mis ses mains
dans les poches. Le sable surchauffé me semblait rouge
maintenant. Nous avancions d’un pas égal vers les
Arabes. La distance entre nous a diminué régulièrement.
Quand nous avons été à quelques pas les uns des autres,
les Arabes se sont arrêtés. Masson et moi nous avons
ralenti notre pas. Raymond est allé tout droit vers son
type. J’ai mal entendu ce qu’il lui a dit, mais l’autre a fait
mine de lui donner un coup de tête. Raymond a frappé
alors une première fois et il a tout de suite appelé Masson. Masson est allé à celui qu’on lui avait désigné et il a frappé
deux fois avec tout son poids. L’Arabe s’est aplati dans
l’eau, la face contre le fond, et il est resté quelques
secondes ainsi, des bulles crevant à la surface, autour de
sa tête. Pendant ce temps Raymond aussi a frappé et
l’autre avait la figure en sang. Raymond s’est retourné vers moi et a dit : « Tu vas voir ce qu’il va prendre. » Je
lui ai crié : « Attention, il a un couteau ! » Mais déjà
Raymond avait le bras ouvert et la bouche tailladée.
Masson a fait un bond en avant. Mais l’autre Arabe
s’était relevé et il s’est placé derrière celui qui était armé.
Nous n’avons pas osé bouger. Ils ont reculé lentement,
sans cesser de nous regarder et de nous tenir en respect
avec le couteau. Quand ils ont vu qu’ils avaient assez de
champ, ils se sont enfuis très vite, pendant que nous
restions cloués sous le soleil et que Raymond tenait serré
son bras dégouttant de sang.
Masson a dit immédiatement qu’il y avait un docteur
qui passait ses dimanches sur le plateau. Raymond a
voulu y aller tout de suite. Mais chaque fois qu’il parlait, le
sang de sa blessure faisait des bulles dans sa bouche. Nous
l’avons soutenu et nous sommes revenus au cabanon
aussi vite que possible. Là, Raymond a dit que ses
blessures étaient superficielles et qu’il pouvait aller chez
le docteur. Il est parti avec Masson et je suis resté pour
expliquer aux femmes ce qui était arrivé. Mme Masson
pleurait et Marie était très pâle. Moi, cela m’ennuyait de
leur expliquer. J’ai fini par me taire et j’ai fumé en
regardant la mer.
Vers une heure et demie, Raymond est revenu avec
Masson. Il avait le bras bandé et du sparadrap au coin de
la bouche. Le docteur lui avait dit que ce n’était rien, mais
Raymond avait l’air très sombre. Masson a essayé de le
faire rire. Mais il ne parlait toujours pas. Quand il a dit
qu’il descendait sur la plage, je lui ai demandé où il allait.