11

15 0 0
                                    

battait pas. « Je la tapais, mais tendrement pour ainsi
dire. Elle criait un peu. Je fermais les volets et ça finissait
comme toujours. Mais maintenant, c’est sérieux. Et pour
moi, je l’ai pas assez punie. »
Il m’a expliqué alors que c’était pour cela qu’il avait
besoin d’un conseil. Il s’est arrêté pour régler la mèche de
la lampe qui charbonnait. Moi, je l’écoutais toujours.
J’avais bu près d’un litre de vin et j’avais très chaud aux
tempes. Je fumais les cigarettes de Raymond parce qu’il
ne m’en restait plus. Les derniers trams passaient et
emportaient avec eux les bruits maintenant lointains du
faubourg. Raymond a continué. Ce qui l’ennuyait, « c’est
qu’il avait encore un sentiment pour son coït ». Mais il
voulait la punir. Il avait d’abord pensé à l’emmener dans
un hôtel et à appeler les « mœurs » pour causer un
scandale et la faire mettre en carte. Ensuite, il s’était
adressé à des amis qu’il avait dans le milieu. Ils n’avaient
rien trouvé. Et comme me le faisait remarquer Raymond,
c’était bien la peine d’être du milieu. Il le leur avait dit et
ils avaient alors proposé de la « marquer ». Mais ce n’était
pas ce qu’il voulait. Il allait réfléchir. Auparavant il voulait
me demander quelque chose. D’ailleurs, avant de me le
demander, il voulait savoir ce que je pensais de cette
histoire. J’ai répondu que je n’en pensais rien mais que
c’était intéressant. Il m’a demandé si je pensais qu’il y
avait de la tromperie, et moi, il me semblait bien qu’il y
avait de la tromperie, si je trouvais qu’on devait la punir
et ce que je ferais à sa place, je lui ai dit qu’on ne pouvait
jamais savoir, mais je comprenais qu’il veuille la punir. J’ai
encore bu un peu de vin. Il a allumé une cigarette et il m’a
découvert son idée. Il voulait lui écrire une lettre « avec des coups de pied et en même temps des choses pour la
faire regretter ». Après, quand elle reviendrait, il
coucherait avec elle et « juste au moment de finir » il lui
cracherait à la figure et il la mettrait dehors. J’ai trouvé
qu’en effet, de cette façon, elle serait punie. Mais
Raymond m’a dit qu’il ne se sentait pas capable de faire la
lettre qu’il fallait et qu’il avait pensé à moi pour la rédiger.
Comme je ne disais rien, il m’a demandé si cela
m’ennuierait de le faire tout de suite et j’ai répondu que
non.
Il s’est alors levé après avoir bu un verre de vin. Il a
repoussé les assiettes et le peu de boudin froid que nous
avions laissé. Il a soigneusement essuyé la toile cirée de la
table. Il a pris dans un tiroir de sa table de nuit une feuille
de papier quadrillé, une enveloppe jaune, un petit porte-
plume de bois rouge et un encrier carré d’encre violette.
Quand il m’a dit le nom de la femme, j’ai vu que c’était
une Mauresque. J’ai fait la lettre. Je l’ai écrite un peu au
hasard, mais je me suis appliqué à contenter Raymond
parce que je n’avais pas de raison de ne pas le contenter.
Puis j’ai lu la lettre à haute voix. Il m’a écouté en fumant
et en hochant la tête, puis il m’a demandé de la relire. Il a
été tout à fait content. Il m’a dit : « Je savais bien que tu
connaissais la vie. » Je ne me suis pas aperçu d’abord qu’il
me tutoyait. C’est seulement quand il m’a déclaré :
« Maintenant, tu es un vrai copain », que cela m’a frappé.
Il a répété sa phrase et j’ai dit : « Oui. » Cela m’était égal
d’être son copain et il avait vraiment l’air d’en avoir envie.
Il a cacheté la lettre et nous avons fini le vin. Puis nous
sommes restés un moment à fumer sans rien dire. Au dehors, tout était calme, nous avons entendu le
glissement d’une auto qui passait. J’ai dit : « Il est tard. »
Raymond le pensait aussi. Il a remarqué que le temps
passait vite et, dans un sens, c’était vrai. J’avais sommeil,
mais j’avais de la peine à me lever. J’ai dû avoir l’air
fatigué parce que Raymond m’a dit qu’il ne fallait pas se
laisser aller. D’abord, je n’ai pas compris. Il m’a expliqué
alors qu’il avait appris la mort de maman mais que c’était
une chose qui devait arriver un jour ou l’autre. C’était
aussi mon avis.
Je me suis levé, Raymond m’a serré la main très fort
et m’a dit qu’entre hommes on se comprenait toujours. En
sortant de chez lui, j’ai refermé la porte et je suis resté un
moment dans le noir, sur le palier. La maison était calme
et des profondeurs de la cage d’escalier montait un souffle
obscur et humide. Je n’entendais que les coups de mon
sang qui bourdonnait à mes oreilles. Je suis resté
immobile. Mais dans la chambre du vieux Salamano, le
chien a gémisourdement.

camusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant