49

2 0 0
                                    


pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même
en venir là. Du moment qu’on meurt, comment et quand,
cela n’importe pas, c’était évident. Donc (et le difficile
c’était de ne pas perdre de vue tout ce que ce « donc »
représentait de raisonnements), donc, je devais accepter
le rejet de mon pourvoi.
À ce moment, à ce moment seulement, j’avais pour
ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la
permission d’aborder la deuxième hypothèse : j’étais
gracié. L’ennuyeux, c’est qu’il fallait rendre moins
fougueux cet élan du sang et du corps qui me piquait les
yeux d’une joie insensée. Il fallait que je m’applique à
réduire ce cri, à le raisonner. Il fallait que je sois naturel
même dans cette hypothèse, pour rendre plus plausible
ma résignation dans la première. Quand j’avais réussi,
j’avais gagné une heure de calme. Cela, tout de même,
était à considérer.
C’est à un semblable moment que j’ai refusé une fois
de plus de recevoir l’aumônier. J’étais étendu et je
devinais l’approche du soir d’été à une certaine blondeur
du ciel. Je venais de rejeter mon pourvoi et je pouvais
sentir les ondes de mon sang circuler régulièrement en
moi. Je n’avais pas besoin de voir l’aumônier. Pour la
première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à Marie. Il
y avait de longs jours qu’elle ne m’écrivait plus. Ce soir-là,
j’ai réfléchi et je me suis dit qu’elle s’était peut-être
fatiguée d’être la maîtresse d’un condamné à mort. L’idée
m’est venue aussi qu’elle était peut-être malade ou
morte. C’était dans l’ordre des choses. Comment l’aurais-
je su puisqu’en dehors de nos deux corps maintenant
séparés, rien ne nous liait et ne nous rappelait l’un à
l’autre. À partir de ce moment, d’ailleurs, le souvenir de
Marie m’aurait été indifférent. Morte, elle ne
m’intéressait plus. Je trouvais cela normal comme je
comprenais très bien que les gens m’oublient après ma
mort. Ils n’avaient plus rien à faire avec moi. Je ne
pouvais même pas dire que cela était dur à penser.
C’est à ce moment précis que l’aumônier est entré.
Quand je l’ai vu, j’ai eu un petit tremblement. Il s’en est
aperçu et m’a dit de ne pas avoir peur. Je lui ai dit qu’il
venait d’habitude à un autre moment. Il m’a répondu que
c’était une visite tout amicale qui n’avait rien à voir avec
mon pourvoi dont il ne savait rien. Il s’est assis sur ma
couchette et m’a invité à me mettre près de lui. J’ai
refusé. Je lui trouvais tout de même un air très doux.
Il est resté un moment assis, les avant-bras sur les
genoux, la tête baissée, à regarder ses mains. Elles étaient
fines et musclées, elles me faisaient penser à deux bêtes
agiles. Il les a frottées lentement l’une contre l’autre. Puis
il est resté ainsi, la tête toujours baissée, pendant si
longtemps que j’ai eu l’impression, un instant, que je
l’avais oublié.
Mais il a relevé brusquement la tête et m’a regardé en
face : « Pourquoi, m’a-t-il dit, refusez-vous mes
visites ? » J’ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a
voulu savoir si j’en étais bien sûr et j’ai dit que je n’avais
pas à me le demander : cela me paraissait une question
sans importance. Il s’est alors renversé en arrière et s’est
adossé au mur, les mains à plat sur les cuisses. Presque

camusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant